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Yves Bonnefoy : une vie vouée à la poésie
personals [ ]
L'homme et l'oeuvre : souvenirs d'une rencontre et de mes lectures

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by [triton ]

2017-01-01  | [This text should be read in francais]    | 



1. RENCONTRE AVEC YVES BONNEFOY

2. OEUVRES
2.1. POEMES
2.2. L'IMPROBABLE
2.3. L'ARRIERE-PAYS
2.4. LE GRAND ESPACE


J’ai appris la mort d’Yves Bonnefoy, survenue le 1er juillet 2016, par un bandeau défilant fugacement sur un écran de télévision, tandis que je naviguais en Océan indien en direction de la mer Rouge. L’annonce de cette disparition, noyée au milieu des autres informations du jour, a fait l’objet d’une brève évocation par le présentateur. Je crois que c’était sur France 24, sans aucun doute la meilleure chaîne française d’informations continues mais je fus déçu de la banalité des propos, certes élogieux mais anonymes comme une formalité nécrologique tenant en quelques mots respectueux, tels des fleurs jetées au milieu des pelletées de terre sur le cercueil mis en terre. Et puis, quand la fosse fut comblée, il fut alors temps, pour le journaliste, de passer à autre chose et de revenir aux faits marquants du quotidien, qui était alors dominé par un attentat islamique commis dans la capitale du Bangladesh. Puis aux hommages honorant l’œuvre et la mémoire d’Yves Bonnefoy succédèrent bien vite les hommages posthumes rendus à Elie Wiesel et à Michel Rocard… Une mort chasse l’autre, comme si notre faculté d’empathie était impuissante à étreindre simultanément tous nos souvenirs de personnes aimées ! A bord du bateau, quelques personnes connaissaient Yves Bonnefoy, avant tout de réputation, mais peu l’avaient lu (à l’exception notable d’un commissaire de marine, qui aimait aussi nous gratifier de citations de Jean Genêt !). Puis vint l’été, qui confirma le pressentiment d’un journaliste littéraire du Monde qui avait, dans un article paru il y a quelques années et dont le commentaire m’avait frappé, évoqué la commémoration du centenaire de la mort de Paul Verlaine. En décrivant la foule considérable d’admirateurs qui avait accompagné à travers Paris la dépouille de Paul Verlaine, quelques années après les obsèques nationales de Victor Hugo, le journaliste considérait comme révolue l’époque où la poésie était aimée et tenue en réelle estime et suggérait qu’aucun poète contemporain, fût-ce Yves Bonnefoy, ne susciterait d’hommage au-delà des rituels convenus et qu’aucun mouvement de foule ne répondrait à l’annonce du décès d'un poète. L’été 2016 lui donna raison, hélas… Yves Bonnefoy était le plus grand poète de notre époque, c’est-à-dire un homme ayant pénétré l’essence du langage pour en exprimer un rapport au monde et l’offrir en partage comme une expérience de la condition humaine : les hommes et femmes politiques, qui représentent la nation dont ils sont l’émanation, consentirent simplement à quelques tweets de 140 caractères plus ou moins sincères, comme ils n’oseraient pas le faire pour un chanteur ou un acteur qui sont clairement les réelles idoles de notre société… Il n’y a qu’à songer, outre évidemment au prix Nobel de littérature remis cette année à Bob Dylan, à l’espèce de culte entourant leurs tombes dans les cimetières parisiens ou aux longs reportages diffusés cette année après les décès de Prince, David Bowie ou George Michael ! Ce faisant, politiques et journalistes ont pleinement justifié les inquiétudes d’Yves Bonnefoy sur les menaces que notre époque, matérialiste et individualiste, obnubilée par la vitesse et saturée de vacarme, fait peser sur la poésie, qui exige un calme serein et un silence amical pour que puisse se faire entendre sa voix, qui n’est rien d’autre que la secrète résonance, en nous, du monde et des mots…

L’œuvre d’Yves Bonnefoy est immense et protéiforme car elle dépasse la poésie, en tant qu’expression d’une sensibilité personnelle, pour accéder à l’essence métaphysique de la création artistique, sur laquelle Yves Bonnefoy, grand voyageur et esprit curieux, s’est longuement interrogé. Yves Bonnefoy fut, en plus d’un poète, un critique d’art averti et passionné (notamment de peinture) et, au sens le plus noble du terme, un amateur d’art c’est-à-dire un homme inspiré par un authentique amour envers ceux qui ressentent comme une nécessité le besoin de se retirer du monde pour, à leur table d’écriture ou devant un chevalet de peinture, exprimer, avec uniquement un souci de vérité intérieure, leur quête du « vrai lieu » où la présence du monde se révélerait dans sa plénitude. Afin de permettre à ceux qui ne les connaîtraient pas de découvrir différents aspects de la poésie et de la pensée d’Yves Bonnefoy, je vous présenterai ci-dessous successivement quatre de ses ouvrages :

• POEMES (l’œuvre essentielle qui regroupe les recueils « Du mouvement et de l’immobilité de Douves / Hier régnant désert / Pierre écrite / Dans le leurre du seuil », qui ont renouvelé la poésie française contemporaine qui menaçait de s’enliser dans des jeux d’écriture)

• L'ARRIERE-PAYS (recueils de textes en prose poétique qui, à travers des réflexions sur la peinture, livrent de nombreux éléments autobiographiques sur le rapport au monde et sur le rapport à l’art d’Yves Bonnefoy, qui avoue une sorte d’inquiétude métaphysique mêlée de fascination gnostique pour les signes révélant la présence d’un monde caché derrière les apparences sensibles)

• L'IMPROBABLE (recueil d’essais et de textes en prose poétique, d’inspiration très diverses ; on y trouve notamment le très célèbre essai sur les tombeaux de Ravenne et de nombreuses réflexions sur la finitude de la condition humaine, où la Mort apparaît comme un flambeau)

• LE GRAND ESPACE (une déambulation mi-vécue mi-rêvée à travers le musée du Louvre)

Néanmoins, avant d’évoquer l’œuvre d’Yves Bonnefoy, je veux évoquer sa personne. En effet, si la disparition d’Yves Bonnefoy m’a touché au-delà de mon admiration pour le poète, c’est que j’avais eu la chance de le rencontrer, longuement, dans son appartement de la rue Lepic un après-midi de juin 2006. Il m’avait invité à lui rendre visite, à l’issue d’une correspondance épisodique que nous avions commencée en 1996. J’avais alors 21 ans, l’âge des grands débuts dans la vie. Tandis que je m’apprêtais à entrer dans la marine nationale, je m’inquiétais également de la réelle valeur des poèmes que je commençais à accumuler dans des carnets, dans des tiroirs ou les tréfonds de mon ordinateur. J’écrivais pour retrouver et prolonger par l’écriture certains échos suscités par les poètes que j’aimais (mes « maîtres » étaient à l’époque, dans l’ordre chronologique de leur découverte, Lovecraft, Poe, Baudelaire, Mallarmé et, moins connu mais d’une acuité redoutablement vénéneuse, Pierre Louÿs). Quand je relisais mes poèmes à froid, plusieurs mois après leur écriture sur papier, il me semblait que certains d’entre eux étaient - peut-être - capables, à leur tour, d’émouvoir un lecteur anonyme. Mais je doutais : mes textes versifiés étaient-ils des poèmes ou étaient-ils simplement des exercices de style comme tout adolescent y perd son temps ? Je me souvenais des remarques perfides de Baudelaire sur tous les adolescents du siècle faisant leur Musset… Je connaissais alors mal l’œuvre d’Yves Bonnefoy, seulement par quelques bribes lues en classe de philosophie par mon professeur (Pascal Hurel, à qui je dois énormément, bien qu’il ne le sache pas car il a fallu plusieurs années pour que je comprenne vraiment la profondeur de ses allusions et petites provocations verbales, quand il cherchait à secouer notre torpeur d’élèves préparant la corvée du bac…) mais l’écho de ces quelques mots (je découvris bien plus tard qu’il s’agissait d’extraits de « Début et fin de la neige ») fut suffisant pour m’inciter à me plonger dans la lecture du recueil sobrement intitulé Poèmes. J’avoue que je fus tout d’abord décontenancé par les premiers poèmes du recueil (Anti Platon et Douves) mais, après être m’immergé dans l’eau du recueil, je me laissai emporter par son courant, paisible et puissant. Outre le souffle de cette écriture, qui s’appuyait sur un rythme parfois proche l’alexandrin classique mais en le renouvelant totalement, je fus saisi par un ton de sérénité aimante, fondée sur l’acceptation de notre finitude et sur la dévotion à la splendeur périssable du monde, ainsi que par la beauté mystérieuse des images poétiques ; elles n’étaient pas forcément originales mais étaient d’une grande justesse et s’enracinaient dans les mythes fondateurs de l’humanité, en leur faisant écho dans notre époque (Yves Bonnefoy ne rechignant pas à utiliser des mots du quotidien comme « télévision »). L’eau de la poésie a un pouvoir baptismal : elle marque à jamais celui qui en accepte le don mais, de même qu’on ne se baptise pas soi-même, on ne se proclame pas poète : c’est seulement dans le regard qu’un poète porte sur vous qu’on peut – ou pas - se reconnaître à son tour poète. Je venais d’achever mes études de classe préparatoire (maths sup / maths spé), dont le programme littéraire comportait une lecture des « Lettres à un jeune poète » de Rilke, et je me sentais, tandis que j’étudiais à l’Ecole navale, dans une disposition d’esprit très proche de celle du jeune Franz Kappus, dont j’avais d’ailleurs l’âge... Rassemblant mon courage, j’écrivis à Yves Bonnefoy, aux bons soins de son éditeur (Mercure de France), une longue lettre accompagnée de trois poèmes d’inspiration mallarméenne. Je me rappelle encore mon émoi devant la boîte aux lettres, dans une rue de Brest : est-ce que j’ose ? Je n’attendis pas très longtemps avant de recevoir une réponse d’Yves Bonnefoy, datée du 21/01/1997, qui contenait ce conseil amical, que je recopie : « Franchement, je crois qu’il faut que vous rompiez avec ces formes fixes, qui étoufferont votre sensibilité. La musique est certainement l’essentiel mais elle se conquiert dans l’écoute des lois et non l’application des règles ». Nous échangeâmes ensuite épisodiquement mais régulièrement, par lettre ou plus souvent par mail, pendant une douzaine d’années, de 1997 à 2008 environ : je lui écrivais tous les 3 mois, parfois des lettres assez longues avec quelques poèmes, et il me répondait deux fois dans l’année, en me prodiguant parfois quelques conseils parfois quelques mots d’encouragement parfois simplement pour garder vivant un petit lien d’amitié humaine, comme lorsqu’il m’invita à venir le visiter pour parler de la poésie plus aisément, de vive voix. Après un premier rendez-vous manqué dans son bureau du Collège de France, je pris le train de Toulon, le matin du 8 juin 2006.


1. RENCONTRE AVEC YVES BONNEFOY

J’étais ému et fébrile et j’escomptais que m’apaiserait une longue marche dans les rues de Paris. Il faisait beau et, tandis que je flânais en direction de Pigalle, d’où partait la rue Lepic qui menait ensuite à Montmartre, des phrases se bousculaient dans ma tête. Je réfléchissais même sur la manière de lui dire bonjour ! Quand je sonnai en milieu d’après-midi, avec une ponctualité quasi-militaire, Yves Bonnefoy ouvrit rapidement comme s’il m’attendait et, d’un sourire et d’un mot cordial, m’invita à entrer dans son appartement converti en bibliothèque (en fait, il occupait deux appartements voisins, un où il vivait avec son épouse et un autre, rempli de livres et de tableaux, qui lui tenait lieu de bibliothèque et, sans doute, de cabinet d’écriture). Il était tel que je l’avais vu sur de nombreuses photographies, souriant et comme auréolé de ses cheveux blancs mais il portait une veste à carreaux un peu élimée et je fus rassuré de voir qu’il m’accueillait comme on reçoit un ami à l’improviste, sans accorder d’importance aux apparences vestimentaires ou au désordre apparent des murs et des étagères ployant sous le poids de colonnes de livres en équilibre instable… Plus petit que moi et souffrant d’une légère perte d’audition, il me fit aussitôt, dans l’évidence de ses fragilités et dans le rayonnement de sa proximité chaleureuse, l’effet d’un homme intensément présent, comme une âme pleinement incarnée, et non d’un poète à l’intelligence éthérée honteux de sa condition d’être de chair et d’os. Yves Bonnefoy connaissait, sans aucun doute, l’effet potentiellement tétanisant de son aura et il prit grand soin de me mettre à l’aise, de me débarrasser de ma timidité sans doute perceptible, de faire en sorte de parler de personne à personne, comme des amis qui se redécouvrent après une longue absence. Nous parlâmes pendant presque trois heures, dans la lumière d’été qui tombait en biais dans la petite pièce où nous étions installés, jusqu’à ce que le jour commence à décliner.

Mes questions et remarques ayant peu d’intérêt, je me limiterai à évoquer les attentions et les paroles d’Yves Bonnefoy qui se montra attentif, à ce qu’il me sembla, aux auspices mathématiques et philosophiques de mon écriture poétique. Je savais, notamment après avoir lu le poème « Dévotion », qu’Yves Bonnefoy, qui avait fait des mathématiques supérieures, était sensible à l’harmonie du langage mathématique et aux échos de certains théorèmes et concepts qui touchent à notre manière de concevoir et de représenter le monde. Pour moi qui ai suivi des études scientifiques, la poésie n’est pas un genre littéraire, du moins, ce n’est pas une catégorie de la littérature. La poésie prend sa source partout où il y a l’exigence d’une vérité de parole, quand le langage transcende sa fonctionnalité de support de communication et de transmissions d’informations pour devenir le miroir d’une réalité objective qui dépasse, en l’englobant (sinon elle s’assèche et dépérit), la subjectivité du sujet qui parle ou écrit. La poésie est l’expression intime et personnelle d’un rapport au monde réel. En ce sens, le langage scientifique et le langage religieux me semblaient tous deux intrinsèquement poétiques et j’assimilais, c’est ce que j’avais écrit à Yves Bonnefoy dans mes premières lettres, la poésie à une vocation équipollente à la vocation scientifique ou religieuse. La poésie, la religion et la science ne sont que les déclinaisons possibles de l’unique vocation de tout homme qui s'est voué à étreindre amoureusement le monde… Et dans un long essai que j’avais consacré à Arthur Rimbaud (et que j’ai mis en ligne sur Agonia), je comprenais le départ de Rimbaud non comme un renoncement à la poésie mais comme un prolongement de cette vocation poétique, enfin pleinement vécue après les déceptions parisiennes, et non plus simplement rêvée, comme lorsqu’il écrivait « Le bateau ivre » dont l’inspiration prophétisait l’homme libre qu’il fut…

Je savais qu’Yves Bonnefoy, qui avait beaucoup écrit sur Rimbaud, attendait de la poésie qu’elle se confronte au réel, dans l’ici et le maintenant, et se présente, au lieu de proposer une fuite vers des ailleurs chimériques, comme une sorte de processus d’assimilation et de compréhension aimante de la réalité. Cette initiation à la réalité du monde, à l’intuition de son essence cachée derrière les apparences sensibles, est aussi ce qui sous-tend la recherche scientifique quand elle est désengluée de toute finalité industrielle ou politique. Mais j’ignorais que Jean Starobinski (qu’Yves Bonnefoy me déclara, quand je lui demandai s’il prêtait attention aux commentaires et exégèses sur son oeuvre, être un lecteur particulièrement perspicace capable de lui dévoiler à lui-même des significations cachées dans les plis et replis des poèmes) avait déjà comparé l’écriture poétique d’Yves Bonnefoy à une eschatologie athée.

Nous avons longuement parlé de cette dimension métaphysique, quasi mystique tout en étant intrinsèquement matérialiste, de la poésie. Dans une petite pièce aveugle qui donnait sur le couloir d’entrée, un peu comme s’il avait transformé un ancien cabinet en alcôve, veillait une statue romane en bois peint, représentant la Vierge. Yves Bonnefoy n’était pas religieux mais la religiosité affleurait dans son œuvre, comme une interrogation qu’il s’efforçait de replacer au cœur de l’expérience poétique, en tant qu’expérience de la vie immédiate, et non plus à repousser parmi les fins dernières au-delà de l’horizon de la Mort. Yves Bonnefoy m’écoutait en souriant, m’aidait parfois à affiner mes propos par des questions judicieuses et j’ai eu le sentiment, pendant ces heures de discussion intime, qu’il épousait (inconsciemment ?) le rôle de Socrate conversant avec un jeune élève encore mal dégrossi de ses préjugés et de ses croyances…

Yves Bonnefoy se montra également très intéressé par ma connaissance de la poésie contemporaine et par les poètes de ma génération (j’avais une trentaine d’années lors de notre rencontre). Lui-même était passionné par tout ce qui s'écrivait sur la poésie, y compris sur internet (il me parla notamment avec enthousiasme du site Poezibao) et il m'incita longuement à être avide de rencontres car elles sont le terreau de la poésie, qui s’épanouit dans les amitiés qu’elle suscite. Il évoqua quelques noms, dont celui de Christian Dotremont que je ne connaissais pas ; il eut une petite moue de dépit, comme s’il regrettait en son for intérieur l’oubli dans lequel avait sombré Christian Dotremont, et m’invita fortement à le lire (ce que je fis d’ailleurs peu après en lisant « La pierre et l’oreiller »). Les rencontres, parfois presque miraculeuses (Adrienne Monnier, Gilbert Lély, etc.), avaient joué un rôle essentiel dans la maturation de son écriture poétique et dans l’affirmation de sa voix personnelle… Il me questionna à plusieurs reprises sur les jeunes poètes que je connaissais : un peu surpris par son insistance, je lui citai Judith Chavanne, dont j’avais beaucoup aimé le recueil « Entre le silence et l’arbre » (comme il ne le connaissait pas, je lui ai par la suite envoyé quelques poèmes recopiés dans le recueil), et quelques poètes publiés à Marseille par Les cahiers du refuge, dont je lui dis que je jugeais la radicalité excessive voire même parfois antipoétique. Il eut un sourire amusé et, sans me contredire sur ce point, il se contenta de me rappeler qu’il m’était indispensable de découvrir Christian Dotremont !

Nous parlâmes également de peinture, omniprésente dans son oeuvre poétique et sur les murs de son appartement. Il était lié à chaque tableau par une relation personnelle et s’émerveillait avec enthousiasme de la capacité des peintres à signifier l'essentiel par le jeu des couleurs et des ombres… Ingénument, en évoquant son amitié pour les peintres, je lui demandai s’il aurait aimé être peintre lui-même : il s’étonna de ma question et me répondit qu’il ne s’y était pas essayé et n’en avait pas même ressenti l’envie. Avec le recul, je ne sais pas si cette réponse fut totalement sincère car je me suis depuis aperçu que la poésie et la peinture ont fait bon ménage, cohabitant ou s’enrichissant mutuellement, chez nombre de poètes et de peintres du XXème siècle : outre Dotremont déjà cité, je pense à Charles Duits (le dernier grand poète « voyant »), à Henri Michaux, à Giorgio de Chirico, à Marc Chagall, à Gérard Titus-Carmel (qui fut un ami d'Yves Bonnefoy), à Karel Appel, etc.

La mer, si intimement mêlée à la poésie depuis Baudelaire, déroulait ses vagues en arrière-plan de notre discussion. Il me recommanda vivement la lecture des Mégères de la mer, de Louis-René des Forêts, qui constituait selon lui la plus belle évocation des voix océanes… A cette occasion, je m’aperçus que j’avais choisi d’exercer l’un des rares métiers capable de fasciner un homme, fût-il une intelligence supérieure pressentie depuis des années pour le prix Nobel de littérature. Dans mes lettres, je glissais parfois quelques mots sur mes navigations, au large de la Bretagne sur bâtiment école (j’omettais de mentionner le mal de mer qui fut mon fidèle compagnon et ne m’abandonna jamais : je peux certifier que j’ai laissé une part de moi sur tous les bateaux écoles de la Marine !) ou dans l’océan indien. C’est la nuit, quand les deux infinis de la mer et du ciel confondent leur obscurité et que tout fait silence en passerelle, à peine éclairée par l’éclat rougeâtre de la veilleuse de la table à cartes, que le sentiment de naviguer en lévitation sur la béance du monde devient profondément exaltant. Et qui n’a jamais séjourné loin des villes, que ce soit en mer ou au milieu d’un désert, ignore à quel point le ciel est vertigineusement profond et constellé d’étoiles, et méconnaît la justesse de l’image de Victor Hugo évoquant, dans les Contemplations, « l’hydre Univers tordant son corps écaillé d’astres » ! Même si c’est surtout la mer qui suscitait l’intérêt d’Yves Bonnefoy, il me dit que la Marine nationale ne lui était pas un univers totalement étranger et qu’il avait visité la base des sous-marins de l’Ile longue ; si ma mémoire ne me trahit pas, je crois me souvenir qu’il était venu à Brest pour rendre visite à son ami écrivain Noel Devaulx (que je ne connaissais que de nom – il se peut d’ailleurs que j’ai confondu l’écrivain et le peintre ! - et qu’il m’incita à lire – ce que je fis quelques années plus tard ; je découvris un conteur étrange et subtil, à l’écriture et l’inspiration mi fantastiques mi oniriques) et qu’il se retrouva embarqué, sans trop savoir ni comment ni pourquoi mais en victime consentante, dans une présentation des installations de la force océanique stratégique qui, visiblement, l’impressionnèrent !

Que dire d’autre, sans trop vous ennuyer ? Nous parlâmes de ses débuts en poésie, qui furent compliqués dans un après-guerre en pleine effervescence. Influencé par l’aventure surréaliste, Yves Bonnefoy écrivit plusieurs livres, dont il se détacha ensuite tandis que son écriture s’apaisait et se simplifiait. Il me dit même d’un ton rêveur, tandis que je lui avouai mon désir de lire son premier recueil intitulé « Le traité du pianiste », qu’il avait un jour pris un exemplaire dans sa bibliothèque puis qu'il y avait mis le feu, regardant les pages s’embraser puis se contorsionner sous la brûlure puis devenir cendres… Je ne sus quoi lui dire. Le feu, dormant dans une lampe oubliée ou prenant dans les branches, est une image récurrente et complexe de la poésie d’Yves Bonnefoy. Assis devant moi, il tenait dans ses mains un exemplaire récent, dans une petite édition bilingue italienne (en 2006, Le traité du pianiste n’avait pas encore été réédité en France et était devenu introuvable), qu’il s’apprêtait à m’offrir et je restai silencieux, m’imaginant qu’un feu mal éteint couvait encore dans les pages…


2. OEUVRES


2.1 POEMES

Cette édition publiée dans la collection nrf/poésie, qui regroupe « Du mouvement et de l’immobilité de Douve », « Hier régnant désert », « Pierre écrite » et « Dans le leurre du seuil », constitue un des sommets de la poésie contemporaine. Sa lecture, quand j’avais une vingtaine d’années, fut pour moi un choc et une révélation de la puissance du langage. Tout en assumant les conquêtes du surréalisme, dont il fut proche dans sa jeunesse, Yves Bonnefoy, en déployant dans ses vers une écriture d’une grande clarté et d’une extrême précision soucieuse de lisibilité, renoue avec le courant symbolique issu de Baudelaire et Mallarmé et, sans renier sa modernité (même s’il n’hésite pas à parfois s’appuyer sur des formes classiques, tout en les renouvelant, ou à épouser le rythme de l’alexandrin), revivifie la poésie contemporaine à la source même de la poésie, dont les images éternelles et mystérieuses irriguent la substance des grands mythes de l’humanité (y compris religieux, auxquels Yves Bonnefoy était très sensible même s’il n’était pas croyant).


Il y a qu’une épée était engagée
Dans la masse de pierre.
La garde était rouillée, l’antique fer
Avait rougi le flanc de la pierre grise.
Et tu savais qu’il te fallait saisir
A deux mains tant d’absence, et arracher
A sa gangue de nuit la flamme obscure.
Des mots étaient gravés dans le sang de la pierre,
Ils disaient ce chemin, connaître puis mourir /

Entre dans le ravin d’absence, éloigne-toi,
C’est ici en pierrailles qu’est le port.
Un chant d’oiseau
Te le désignera sur la nouvelle rive.


En ce sens, comme l’explique parfaitement la remarquable préface de Jean Starobinski, ce recueil est tout à la fois une clef de voûte, qui structure et oriente la poésie contemporaine, et une clef de compréhension essentielle des enjeux et contraintes de la poésie confrontée à une époque dont le matérialisme frénétique l’ignore et/ou la renie. La poésie d’Yves Bonnefoy est exigeante et d’une rigueur solennelle. Elle ne cherche pas à être un divertissement dans notre quotidien prosaïque ni à susciter le beau ou le rêve car il n’y a pas d’ailleurs et nul seuil ouvrant vers un lieu hors du monde. Interrogeant notre finitude et notre rapport au monde et au temps, sa poésie s’apparente à une quête existentielle de vérité ; elle convoite la plénitude de l’Etre dans le monde réel, qui nous est masqué par le voile des mots dont la charge conceptuelle s’interpose entre le monde et nous. A ce titre, la poésie d’Yves Bonnefoy est l’expression d’un rapport au monde intime et personnel (notamment dans le poème « Dévotion ») qui renoue avec la déréliction baudelairienne (d’où ce sentiment d’abandon et de nostalgie poignante qui étreint toute l’œuvre) et fait écho au constat rimbaldien « nous ne sommes pas au monde ». Néanmoins, elle aussi est portée par un élan vital tissé d’amour pour le monde et pour autrui, qui se concrétise dans le consentement au monde plusieurs fois répétés dans la partie finale de « Dans le leurre du seuil », dont chaque strophe commence par « oui ». Elle est chargée d’espoir, d'attente et de promesse :


Il me semble, ce soir,
Que le ciel étoilé, s’élargissant,
Se rapproche de nous ; et que la nuit,
Derrière tant de feux, est moins obscure.

Et le feuillage aussi brille sous le feuillage,
Le vert, et l’orangé des fruits mûrs, s’est accru,
Lampe d’un ange proche ; un battement
De lumière cachée prend l’arbre universel.

Il me semble, ce soir
Que nous sommes entrés dans le jardin, dont l’ange
A refermé les portes sans retour


Le monde réel, pourtant si proche, nous est inaccessible et alimente un désir que la poésie cherche à connaître et à nommer. Dans le silence entre les mots, dans l’évocation de l’ombre portée de notre mort ou dans la lumière rasante d’une lampe qui révèle des nuances invisibles dans l’éclat du jour, elle élabore des signes et des images qui parviennent à surmonter le piège du concept et à dire la réalité de notre présence au monde, où nous sommes comme en exil jusqu’à notre mort inéluctable qui sacralise chaque instant de notre vie, vécue ici et maintenant, et lui donne une valeur infinie parce qu’il ne reviendra plus.


2.2 L'IMPROBABLE

Ce recueil d’essais et de courts textes en prose révèle la profondeur de la réflexion d’Yves Bonnefoy, qui tint pendant 12 ans une chaire au Collège de France, sur l’essence même de la poésie, conçue comme l’expression intime d’un rapport au monde intensément ressenti et vécu. Il est impossible, sans trahir sa pensée, de condenser en quelques lignes les fondements philosophiques et éthiques de la poésie d’Yves Bonnefoy, d’autant qu’Yves Bonnefoy s’est toujours montré soucieux de ne pas dévoyer l’écriture poétique en la mettant au service d’une pensée conceptuelle.
Néanmoins, la poésie d’Yves Bonnefoy assume pleinement une dimension métaphysique qui se nourrit des deux limites, définies ci-dessous, inhérentes à la condition humaine :

1/ La pensée humaine s’articule sur le langage, dont la nature conceptuelle crée une distance infranchissable entre le mot et la chose brute qu’il désigne (même si Yves Bonnefoy ne cite pas Emmanuel Kant, il me semble qu’on retrouve ici un écho de sa définition du noumène) ; en conséquence, même s’il nous est possible de ressentir la présence du monde, il nous est impossible d’en comprendre les nuances et de la restituer par les mots. La poésie est l’usage du langage retourné contre lui-même pour tenter de percevoir, à défaut de l’éclat direct du monde lui-même, les ombres suscitées par la densité de sa présence. Pour cette raison, les images poétiques sont toujours mystérieuses et obscures, à mi-chemin du rêve et du reflet (d’où le reproche qu’Yves Bonnefoy adresse à la poésie de Paul Valéry d’avoir cru en une illusoire clarté) ; elles placent au coeur de la poésie le sentiment de la déréliction du poète, qui sait qu’il n’est pas au monde et qu’il est, en quelque sorte, en exil dans la réalité du monde. Dans le long essai « L’acte et le lieu de la poésie », Yves Bonnefoy insiste sur la portée de l’écriture poétique de Stéphane Mallarmé qui a, mieux que tout autre, compris l’incapacité du langage à saisir l’essence du réel et la vanité de chercher, en le célébrant par les mots, à éterniser son essence comme pour le sauver de la mort.

****** CITATION ******
Quand nous avons à défier l’absence d’un être, le temps qui nous a dupé, le gouffre qui se creuse au cœur même de la présence, ou de l’entente, que sais-je, c’est à la parole que nous venons comme à un lieu préservé. Le mot est l’âme de ce qu’il nomme, nous semble-t-il, son âme toujours intacte. Et s’il dissipe dans son objet le temps, l’espace, ces catégories de notre dépossession, s’il l’allège de sa matière, c’est sans porter atteinte à son essence précieuse et pour le rendre à notre désir. Ainsi Dante qui l’a perdue va-t-il nommer Béatrice. Il appelle en ce seul mot son idée et demande aux rythmes, aux rimes, à tous les moyens de solennité du langage de dresser pour elle une terrasse, de construire pour elle un château de présence, d’immortalité, de retour. (…) Stéphane Mallarmé a démontré l’échec de l’ancien mouvement d’espoir. Qu’on ne puisse échapper par la parole au néant qui mange les choses, depuis « Le coup de dés » qui a célébré cet irrémédiable, on ne peut plus ne pas le savoir. (…) Car ce n’est qu’à la vérité que Stéphane Mallarmé est venu. Le langage n’est pas le verbe. Aussi déformée, aussi transformée que puisse être notre syntaxe, elle ne sera jamais qu’une métaphore de la syntaxe impossible, ne signifiant que l’exil.
******************

2/ Tout instant de vie doit être vécu comme un miracle car l’instant qui passe aurait pu ne pas être et ne nous sera jamais rendu avant notre mort inéluctable. Notre finitude nous confronte à l’éternité et c’est ainsi la mort qui porte le flambeau éclairant notre vie et notre rapport au monde. En conséquence, la certitude de notre mort nimbe toute authentique écriture poétique et la poésie qui refuse d’accueillir la mort en son sein et de faire place, pour la célébrer ou la nier, à la finitude du corps n’est, au mieux, que du bavardage éloquent… Baudelaire, auquel Yves Bonnefoy consacre un essai, a créé la poésie moderne en introduisant le corps pourrissant au cœur de son écriture, sans chercher à user de prétextes historiques ou d’arguments philosophiques :

****** CITATION ******
Baudelaire remplace ce théâtre du monde, où Hugo convoquait des ombres, Napoléon ou Kanut, par un autre théâtre, celui de l’évidence, le corps humain. Le corps, le lieu, le visage. Grandis à des proportions stellaires aussitôt que connus mortels, ils sont dans « Les fleurs du mal » le nouvel horizon et la salut du discours. Le corps joue le néant et le discours le formule. C’est l’acte pur et réciproque du « Beau navire » ou des « Bijoux ». La mort dans son lieu d’élection et la parole attentive composent la voix profonde capable de poésie. Nulle Olive ou Délie dans « Les fleurs du mal ». Nul mythe qui vienne accroître entre la parole et le monde sensible une distance. La vérité de parole est directement issue de cette rencontre, pour la première fois dans nos lettres consciente et nue, du corps blessé et du langage immortel.
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Les essais soulignent la passion d’Yves Bonnefoy, inspiré par un véritable amour envers le monde qui donne souffle au moindre de ses textes, pour toutes les oeuvres d’art qui, construites sous le sceau de cette double nécessité (l’exil et la finitude), témoignent de notre condition humaine avec le désir ou l’espoir (qui, pour Yves Bonnefoy, est un autre nom de la poésie) d’en sonder les mystères, même à l’insu de son auteur, comme par exemple la poésie racinienne dont Yves Bonnefoy dévoile la lutte qu’elle mène contre son coeur de ténèbres.

Dans ce recueil d’essais, Yves Bonnefoy évoque longuement la poésie (son essence mais également les pièges d’une certaine tradition française de l’écriture poétique, ainsi que des poètes : Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé mais aussi Georges Séféris et Gilbert Lély investi dans la biographie du marquis de Sade) mais, peut-être davantage, la sculpture et la peinture, qui sont les arts qui semblent avoir le plus le don de l’émouvoir. On trouve ainsi dans ce recueil des essais consacrés à Balthus, à la peinture du Quattrocento italien et à la peinture baroque, au Caravage, à Degas, à Michel-Ange, etc. et de très beaux hommages à Raoul Ubac, à Jacques Villon, à Giacometti… C’est également dans ce recueil qu’Yves Bonnefoy médite très longuement la leçon d’éternité des tombeaux de Ravenne et des images gravés dans la pierre des sarcophages (j’ai moi-même, profitant d’un voyage à Ferrara pour visiter des amis, fait le détour par Ravenne, simplement pour voir ces tombeaux et ressentir à mon tour ce qui avait tant troublé Yves Bonnefoy).

Au final, l’Improbable, signe sous lequel Yves Bonnefoy a placé son recueil, représente ces rares instants, si fugaces, où l’Etre du monde et notre conscience du monde semblent se rapprocher jusqu’à coïncider, comme si une présence cachée se révélait et s’incarnait dans la chair du monde. Révélation et Incarnation soulignent la quête métaphysique qui sous-tend la poésie d’Yves Bonnefoy à tel point que Jean Starobinski a pu la comparer à une scholastique athée…

La grande diversité des textes ne rend jamais la lecture fastidieuse malgré la densité du sujet. La réflexion n’est jamais aride car Yves Bonnefoy l’irrigue de son expérience personnelle, des témoignages de ses admirations et de ses rencontres, avec des hommes, des œuvres ou des lieux, que ce soit dans le Morvan ou dans l’Italie lombarde (Mantoue, Ravenne, etc.). Ce sont ces anecdotes vécues qui confèrent aux textes un scintillement de densité et de vérité qui étreint puissamment le lecteur et transcende ce qui pourrait n’être qu’une pure dissertation intellectuelle :

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« L’Etranger de Giacometti » : (…) Je me souviens : quand on allait chercher le lait à la ferme et qu’il brillait en bougeant sur le chemin du retour, sous les étoiles. Il y avait un moment difficile, à un certain tournant, où l’on s’enfonçait dans le noir de murs trop serrés et de l’herbe. Puis on passait à vingt mètres de la « maison neuve » éclairée. C’est à une fenêtre de cette maison que j’ai vu une fois, se découpant sur la blancheur d’une paroi nue, la silhouette obscure d’un homme. Il était de dos, un peu incliné, il semblait parler. Et ce fut pour moi l’Etranger. (…)

« Dans la lumière d’octobre » : Je lis la traduction, si bienvenue en français, de ces admirables poèmes, et mon esprit se détache d’elle un instant et se reporte vers Londres, qui est toute une mer, aux mouvements inlassables. Quand j’y passais, dans ces récentes années, c’était mon grand plaisir de savoir qu’il y avait près de Marble Arch cette belle maison très calme où je retrouverais Georges et Maro Séféris. Je m’y rendais de préférence à pied, à la nuit tombante, comme pour rassembler tant de lointains de grisaille, souvent de froid et de pluie, et les dédier à cette lumière qu’une déchirure bientôt des apparences urbaines allait sans doute me découvrir, affleurante au-dessus des eaux. Georges Séféris dans ses salles peu éclairées, mais dans la pénombre des lampes si intensément présent, si gravement tendu, si obstinément attaché à une pensée unique en dépit des soucis du jour qui se marquaient encore sur son visage, c’était pour moi en effet – et je le dis sans désir de magnifier , mais pour définir une âme, par le jeu des analogies qui nous unissent aux choses – une exigence si pure, un son si juste dans le discord d’aujourd’hui, qu’il fallait bien que l’astre de l’être, tout enfoui qu’il pût être au-dessous de nos horizons, n’eût pas cessé d’exister. Un grand poète est un homme suffisant. Jamais comme auprès de Séféris, je n’avais éprouvé le désir de seulement être là, pour vérifier dans la preuve qui ne ment pas des conservations familières, qu’il ne faut qu’un exemple de loyauté pour que l’écueil, l’écume et l’étoile ne soient plus le décor absurde de notre mort. Jamais non plus, comme par la grâce de ce poète, je ne m’étais senti si hautement favorisé du droit simple d’être moi-même, si décidément libéré des conventions et des protocoles qui foisonnement dans le destin.
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Personnellement, cette description d'une rencontre avec Séféris m’émeut car elle fait écho à mon unique rencontre avec Yves Bonnefoy, dont je me souviendrai jusqu’à ma mort, dans son appartement de la rue Lepic converti en bibliothèque, rempli à craquer de livres et ornés de quelques tableaux, qu’il occupait de toute sa présence amicale et attentive.


2.3 L'ARRIERE-PAYS

Ce long texte de prose poétique tient autant de l’essai que de la confession autobiographique. Yves Bonnefoy y dévoile une pensée inquiète en quête d’un lieu qui, en ce monde et non dans un inaccessible ailleurs, assouvirait l’âme.

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J'ai souvent éprouvé un sentiment d'inquiétude, à des carrefours. Il me semble dans ces moments qu'en ce lieu ou presque : là, à deux pas sur la voie que je n'ai pas prise et dont déjà je m'éloigne, oui, c'est là que s'ouvrait un pays d'essence plus haute, où j'aurais pu aller vivre et que désormais j'ai perdu.
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L’ailleurs est comme un arrière-pays, à la fois très proche (dont la présence semble se manifester à travers de multiples signes) et lointain, qui semble se dérober derrière un voile d’illusions. Les premières pages du récit évoque longuement des voyages et des errances, esquissant des chemins et des frontières qui s’effilochent dans les remous du sillage d’un bateau (comme lorsqu’Yves Bonnefoy décrit l’île de Capraia, que longe le ferry qui le mène en Italie) ou les contreforts des collines fuyant vers la ligne d’horizon… Partout, Yves Bonnefoy cherche les signes trahissant la présence d’un lieu « vrai » et s’émeut des œuvres humaines qui lui paraissent avoir été inspirées par le désir d’une plus haute vérité et par la volonté de marquer, en un lieu, une présence qui résisterait à l’oeuvre du temps... Yves Bonnefoy se montre volontiers bouleversé par les ruines des civilisations antiques, qu’il s’efforce de mentalement faire revivre en lui. Même s’il détaille les étapes d’un voyage en Inde au Rajasthan, notamment à Samer où il découvrit la muraille érigée par un monarque qui avait eu l’ambition de ceinturer l’horizon visible depuis le sommet de son palais, c’est en Méditerranée, et plus singulièrement en Italie, qu’Yves Bonnefoy a ressenti, avec le plus d’intensité, la proximité d’un ordre supérieur. Il décèle dans les tableaux du Quattrocento, notamment ceux d’un art un peu grossier commis par des peintres méconnus ou oubliés, la manifestation d’un rapport au monde plus vrai que le nôtre. Néanmoins, Yves Bonnefoy n’est pas dupe de son désir et sait que l’ailleurs qu’il convoite n’est qu’un fantasme. Son voeu suprême, tel qu'il transparaît dans les pages de « l'Arrière-Pays », serait de refouler ses tendances gnostiques pour parvenir à accéder, dans l’ici et le maintenant, à une totale plénitude de l’être. La pensée de Bonnefoy, tout en restant poétique et évanescente comme le rêve, participe de la philosophie ontologique et de la métaphysique.

Néanmoins, « l'Arrière-Pays » n’est pas un essai ni un discours. Ecrit à la première personne et nourri de l’expérience subjective d’une vie vécue, le livre dévoile l’être intime d’Yves Bonnefoy et ses fragilités, qui sont en même temps les lignes de faille et les lignes de crêtes constitutives de sa pensée en mouvement. La passion d’Yves Bonnefoy pour l’Italie se nourrit sans aucun doute d’une nostalgie de l’enfance car le poète évoque l’importance d’une lecture d’enfance (« Dans les sables rouges », où un archéologue découvrait dans les sables du désert une cité enfouie où subsistait encore une cité romaine, inchangée depuis l’Antiquité) et sa découverte, en apprenant le latin, d’une langue capable, par le jeu des déclinaisons, de condenser en un mot une densité de sens que le français aurait dû délayer dans une phrase.

L’opposition dialectique entre l’ici et l’ailleurs fait également écho à l’enfance. Tous les ans, la famille quittait la maison de Tours, petite maison pauvre dans une ville aux ruelles sombres, près du porche obscur d’une voie ferrée et d’un canal aux eaux lentes, pour passer l’été à Toirac, joli village du massif central, qui offrait l’illusion, pour l’enfant qui n’y séjournait que de juillet à septembre, d’être plongé dans un perpétuel été plein d’animaux et de fruits délectables. La nature, telle que figurée dans les oeuvres d’Alexandra David-Néel qu’Yves Bonnefoy a lues dans son adolescence, incarne aussi cet ailleurs qui nourrit sa pensée.

Mais, en évoquant l’apprentissage du latin et la découverte des grands théorèmes mathématiques (pour les amateurs, Yves Bonnefoy cite Bolzano Weierstrass), le discours d’Yves Bonnefoy se met à interroger l’essence du langage et devient méta-discours, qui met en abîme le langage lui-même. L’écriture excave le passé et le reconstruit en l’ordonnant mais, en même temps, elle ne cesse de dénoncer l’illusion de l’ordre qu’elle construit. Cette dialectique permanente entre la langue et le monde, entre le passé et le présent, culmine dans la présentation du roman avorté, intitulé L’ordalie, qui ne cesse de le hanter et dans la nouvelle qu’il a ébauchée après une visite à Mantoue. Dans ce texte, un historien, qui croit avoir saisi, sur le visage d’un retable du 15ème siècle, l’expression d’un sentiment inconnu, et a publié un article dans une revue prestigieuse, est contacté par un linguiste, spécialiste des langues de l’Antiquité, qui est le seul à le prendre au sérieux et lui demande de venir le rencontrer car il a eu, dans l’étude des tournures et des vocables, la même intuition portant sur l’existence ignorée d’un sentiment d’être au monde qui serait spécifique aux hommes de cette époque...

Yves Bonnefoy a progressivement surmonté son inclination gnostique. C’est la leçon de la peinture baroque (dont Yves Bonnefoy fut un spécialiste) qui, en réalisant dans le tableau « l’assomption du lieu comme terre quelconque, terre d’ici » a enseigné à l’auteur l’inanité des errances du voyageur en quête du vrai lieu.

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Je m’arrêtai alors au XVIIème siècle romain comme au théâtre même de la Présence. Borromini le gnostique, et mon proche à bien des moments (quand j’interrogeais l’autre route, au carrefour), reclôt le rêve sur soi et se perd, dans le labyrinthe. Bernin, au contraire l’ouvre, il fait naître la vie de ce désir accepté. Et Poussin, qui porte en soi toutes les postulations, retrouvailles, miracles mêmes, d’un dernier acte de l’Univers, de l’esprit, Poussin cherche longtemps la clef d’une « musique savante », d’un retour par les nombres à un amont du réel, mais il est aussi celui qui ramasse une poignée de terre et dit que c’est cela Rome.
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Ce livre d’Yves Bonnefoy est un chef d’œuvre, qui se prête bien à la relecture comme tous ces livres qui esquissent des chemins et mènent le lecteur dans des labyrinthes où il fait bon se perdre ; d’ailleurs, le livre se clôt sur l’image d’un labyrinthe et l’objet même du livre est l’errance dans l’arrière-pays, sorte de paysage mental où l’invisible et le proche se confondent, en nourrissant la rêverie. La seule faiblesse du livre, du moins dans l’édition de poche nrf/gallimard, est l’éparpillement des reproductions (noir/blanc), qui semblent avoir saupoudrés d’une manière aléatoire et incohérente du texte…


2.4 LE GRAND ESPACE

Ce livre d’Yves Bonnefoy est assez singulier car il répond à une commande du service culturel du Louvre pour accompagner un film documentaire consacré au musée. Toutefois, Yves Bonnefoy ne fut pas contraint par le format imposé et put faire, à sa guise, œuvre de poète et de critique. Homme d’une intelligence profonde et généreuse, fort d’une vaste culture artistique (amateur éclairé au sens noble du terme, il fut un spécialiste mondialement reconnu de la peinture de la Renaissance italienne et française et de la peinture contemporaine) et doté d’une rare faculté d’empathie lui permettant de traverser les apparences d’un tableau, il s’intéresse, avec curiosité et passion, aux lieux (palais, pyramide, salles, réserves, bureaux, etc.), aux personnes (visiteurs, gardiens de salle, etc.) et, bien sûr, aux œuvres exposées, qui semblent s’éveiller dans la pénombre et le silence, dans les salles soudain désertes après la fermeture. Lorsque le musée ne résonne plus des pas de la foule, il s’ouvre à une réalité plus profonde, comme un arrière-plan caché derrière les apparences et que masque l’agitation de nos vies, qui nous fait oublier la béance du ciel et l’échéance de notre mort…

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Bientôt l’heure de fermeture, je vais être appelé en avant, guidé, poussé, la foule se resserrera autour de moi, le bruit s’intensifiera, la Grande Galerie, les salles sans nombre, les couloirs, tout cela sera en moi et partout le lit d’un immense fleuve.

Les rives passent de plus en plus vite maintenant, car le temps touche à sa fin dans ce crépuscule où s’éteint le rougeoiement des Titien, Rubens, Poussin, Delacroix, hauts reflets vacillant dans la nuit de l’eau de l’autre grand fleuve. Et au-dessus d’eux et de moi ces étoiles qui ne seront à jamais que le poudroiement de leur simple nombre.
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Yves Bonnefoy porte une grande attention à tout ce qui anime la vie d’un musée, jusqu’aux nuances apportées par la lumière du jour, qui varie selon les heures, et aux liens qui se tissent entre les œuvres exposées dans une même salle ou une même galerie. La déambulation d’Yves Bonnefoy est très précise et on pourrait suivre du doigt son cheminement sur le plan du musée. Néanmoins, s’offrent dans les tableaux et les statues tant de sens divers et mystérieux, s’ouvrent tant de passages dans le dédale des couloirs et des galeries aux alcôves chargées d’histoires secrètes bruissant des échos de l’Histoire, que les annotations d’Yves Bonnefoy ressemblent parfois à des récits en rêve, où l’onirisme du poète se superpose à l’érudition savante du critique.

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La Joconde

Ce tableau est le plus fameux de tous les tableaux, mais c’est aussi la plus grande énigme. Car voici qu’un artiste a rêvé que grâce à sa science enfin exacte il va représenter de façon parfaite, sans rien pour troubler l’illusion, la jeune femme qui a consenti de s’asseoir devant lui pour tout le temps qu’il faudra, les mains désoeuvrées, le regard attentif à son geste à lui, cet étrange travail dont elle ne perçoit, de biais, que l’intensité silencieuse. Lui, Léonard de Vinci, voulait dégager la nature de tous les préjugés, de tous les mythes qui en ont voilé la figure. Mais que voyons-nous aujourd’hui sur ce visage aux couleurs légèrement craquelées ?

Plus rien que cet étrange regard, qui enseigne que la figure où il paraît n’est elle-même qu’un voile ; qui nous fait craindre que ces yeux, cette bouche, et ces deux mains croisées, et ces montagnes et eaux au loin, et ce ciel, ne soient qu’images peintes sur la nuit d’un sourire qui vient d’ailleurs, preuve d’évanescence d’un autre monde.
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Néanmoins, c’est dans l’évocation des œuvres que se manifeste avec le plus d’éclat le talent de « passeur » d’Yves Bonnefoy, dont la sensibilité révèle les sens explicites ou cachés d’un tableau. Assumant le « je » qui est le sceau d’une parole authentique, il saisit les résonances et les nuances d’un tableau qui semble soudain s’animer sous son regard et se densifier d’une présence quasi-charnelle. Le musée n’est plus un monument culturel qu’on visite ; c’est un lieu privilégié où l’art s’incarne et construit une réalité plus haute apte à épanouir toutes nos facultés par la leçon d’existence dispensée par les maîtres, dont les œuvres nous confrontent à notre finitude et nous consolent de la mort à venir en éternisant l’instant dans le cadre du tableau et en ré-enchantant le monde…

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Métamorphoses

Quel exemple à suivre, non ? Un palais, ce Louvre, où des figures conçues par des artistes dont nous ne savons plus rien ont pris la place de ces princes, de ces législateurs, de ces soldats qui font graver leur nom, si naïvement, sur leurs socles. Où l’image s’est substituée à ces vies frustres pour donner à la vie une figure soudain probante : fleur à l’extrémité de la sève, foudre au comble du ciel d’orage, sourire dans la pénombre sur un visage enfiévré.
Il eût suffi de quelques autres métamorphoses de cette sorte, en ces lieux et ces temps où s’aveuglait le pouvoir, où s’élaborait la loi : et la terre se fût couverte d’une végétation plus touffue sous les rameaux de laquelle se serait arrêtée, pour sa méditation ou ses jeux, une humanité dont nous ne saurons jamais quelle sérénité, quel bonheur, elle aurait pu nous léguer. Nous qui brûlons les sols, arrachons les racines, nous qui déconcertons les nuées.
Une humanité qui n’aurait jamais connu du pouvoir que ce qu’en attend la justice ; et qui eût puisé sa justice au secret et d’une flûte et d’un luth, comme tout de même l’a su à un bref moment « Le concert champêtre »
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