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le briquet
prose [ ]

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by [erableamots ]

2005-09-29  | [This text should be read in francais]    | 



LE BRIQUET


Je n'aime pas Valéry et Mallarmé m'ennuie. Je n'ai jamais frayé dans les rivières de rubis. Je n'ai qu'un bac en rues, en trottoirs, en tavernes, un doctorat d'espoir, un loup pour professeur et des poules sans luxe. Je n'ai qu'un cerveau lent pour sortir des abîmes. J'ai pris les mots où ils étaient, dans la bouche et la rue, loin des grammaires, des dictionnaires et des académies. J'ai pris les mots dans le ruisseau comme des galets qu'on lance, des pavés dans la rue pour y trouver la plage.

J'aime les fils qui dépassent, les nœuds dans le bois, les cicatrices, les échardes, les brûlures, les graffitis, les tatouages inversés sous la peau des consciences. Je n'aime pas la poésie quand elle sue trop l'effort et la sueur de tête. Les mots doivent sentir le cancre et non le prof, la caresse non l'épure, la salive et non l'encre. J'aime les mots tachés de sperme et de cambouis. J'aime que les mots trébuchent et se relèvent, se trompent et fassent de l'erreur un chemin vers le sens. Je n'aime pas le sable et les galets trop lisses.

J'aime la facilité, le soleil et l'eau bleue. Les oiseaux qui volent ne se demandent pas pourquoi. Les poissons jamais n'apprennent à nager. J'aime les poils sur la peau et que les comédiens tuent l'image du théâtre pour y montrer la vie. J'aime les bleus, les ecchymoses sur les blancs de mémoire. Je préfère les ruelles aux grandes artères, les lucioles aux spots lights, la verge, le sexe, la chanson, la chair à l'être, la pénombre d'automne aux lumières électriques. Un peu de lumière égarée chez les hommes ouvre un espace plus vaste que la parole de Dieu.

J'écris sans me prendre la tête traînant un peu de boue sur les souliers du rêve et des clous qui dépassent pour accrocher mes mots. Je ne sais pas le nom des fleurs. Je ne me souviens pas du nom du jardinier mais du désir de l'eau dans le corps du jardin.
J'ai appris à écrire dans les tavernes et les restaurants cheap, sur le skaï des minounes et les toilettes de gare. La tendresse n'est pas une fleur sans épines. C'est aussi bien la ronce que le philodendron, le peyotl, le lilas. Je suis un blanc passé au noir, un bleu sur la mémoire, un hématome de tendresse. Je travaille sous terre mais creuse vers le haut.

J'écris juste pour voir, sans raison, juste pour savoir, tordre le cou des lâches et les mains des bourreaux, réveiller l'enfance sous la peau du vieillard et caresser l'amour sur la peau d'une vieille. J'écris pour vivre non pour survivre. On est déjà des survivants. Avec espoir ou désespoir. Je n'écris pas avec les mains blanches mais celles tachées de sang qui façonnent la vie, les mains d'un accoucheur.

Je me fais un sang d'encre pour écrire. Je porte le cœur sous les ratures jusqu'aux marges nomades. Je réclame la révolte, le sacré du blasphème et l'amour qui monte bien plus haut que les lits. À coups de poing, à coups de gueule, à coups d'épaule, à coups de cœur, avec l'orage, des caresses ou des rires, j'ouvre les fenêtres et brise les menottes. J'arrache les drapeaux cloués à même la peau, les dogmes, les diktats. Je déchire les lois et ne laisse d'empreintes que celles de mes pas hors des sentiers battus, des césures et des rimes, des pas de parenthèses ouvertes, des virgules sans chaînes. Je ne me vends pas, je me donne ou me prête, la nuit, aux âmes singulières. Je suis délire, incertitude et joie. Le mot, la mort, surtout la vie. Sans prétention. Sans crainte. Sans contrainte. Sans cicatrice possible sur le dos des blessures.

J'embrasse avec les bras. Je marche avec les mots. J'avance encore du fond de mes 8 ans dans les cendres émues d'un espoir incendié. Mes voyelles crépitent sous le vent. Trop de clefs rouillent dans la serrure du monde, j'arrache les gonds et déplie mes racines comme la sève qui traverse un arbre pour devenir un fruit.

Je ne peux pas écrire sans avoir les mains sales. J’élève des poules pour pondre des poèmes. Et même des lapins dont je me sers des oreilles pour capter la parole... Je fais mes gammes sur le tambour du vent. Aucun mot ne sort sans que j’ouvre la porte aux fantômes du cœur, une lucarne pour la lune, une fenêtre aux oiseaux. J’ai les doigts comme des racines qui s'enfoncent dans un livre, des branches tachées d'encre que rongent les insectes. J’écris à grandes pelletées de phrases qui font un bruit de terre en tombant. Je parle comme un arbre qui explose de pluie derrière la vitre du silence.

Il y en a qui écrivent à l'écart du monde, dialoguent avec Dieu ou s'arrachent la peau pour en faire du papier. Le vent sert de souffleur à ceux qui oublient tout. Il y en a qui apprennent le nom de chaque fleur, le chant de chaque oiseau pour ponctuer le ciel, la couleur des voyelles. Il y en a qui lisent dans les paumes de l'eau. D'autres mordent dans la pomme comme on mord la poussière pour goûter l'absolu. Certains traient le mot chèvre pour en faire du fromage.
Avant d'écrire, je me construis d'abord une maison de papier avec des rideaux d'air, une table d'échos, une chambre d'amis. Donnez-moi du vent pour les portes blessées, des oiseaux à la place des barreaux, des mots pour les muets, des veines pleines d'images pour les cœurs aveuglés ! Donnez-moi la parole à la place d'un salaire ! Je ferai du pain à même l'herbe des rues. Entre les lèvres des horloges, les mots débitent le temps en phrases de lumière.

Je ne prends pas d'équerre pour mesurer le temps. J'écris au fil à plomb. Je me nourris de terre, de pollen, de cailloux. Je ramasse les virgules dans les armoires aux feuilles et l'eau blanche des songes dans la paume des rochers. Je mange les pépins pour renaître en pommier. Je trace l'étoile du Berger dans la laine encore fraîche. J'arrache les larmes au cimetière, les minutes à l'horloge. Je promène un jardin au bout d'un baluchon.

Le cœur évaporé à la lisière du visible, je parle avec les morts pour trouver mes mots. J'écoute respirer les hommes par le poumon des choses. La durée d'un pétale, j'écris avec l'odeur et la mémoire des fleurs, le temps d'un vol d'oiseau avec le chant du vent, le moment d'un baiser avec la salive et le goût des étoiles. Tourné vers l'intérieur, je fais crier mon ombre et brode sur la nuit la couleur des voyelles. Des nuages souterrains remontent sur la page dans les remous de l'encre.

Avant d’écrire, j’attends que le bois de la table réclame ses racines, que les fenêtres ouvertes dessinent leurs oiseaux, que les phrases viennent boire à même le papier le souvenir de la sève. Les morts qu’on piétine le jour reviennent la nuit hanter nos cauchemars. Je rapièce leur âme qu'on a trop dispersée, le son des violons qu’on a couvert de bruit, la saveur des fraises dénaturée par l’homme et l’odeur des épines que les roses n’ont plus. La mèche du regard s’éclaire par en dedans et l’arbre se nourrit de ses propres racines.
Avant d’écrire, je dois toucher du doigt le bonheur des autres. J’époussette mes yeux et je déplie mes gestes bien plus loin que mon corps. Des mots s’éteignent au contact du bruit, d’autres s’enflamment sous le froid. Les miens ont ce mouvement des bras qui poussent le balai, ce clignement des yeux qui croisent la lumière. Mes mots sont une pelle écopant le silence. À l’école du vent, la pierre et le ruisseau apprennent l’alphabet. Faute de marge ou d’espace, une phrase se dilate à l’intérieur d’un mot, une page tout entière se cache entre deux mots, un fétu d’infini dans un fragment de rêves.

Avant d'écrire, j'écoute chanter la sève sous l'écorce des arbres. Je déplie le papier dans les bourgeons qui bandent. J'entends le vent gueuler par le trou des serrures et les racines craquer sous la terre qui gèle. Des voix percent la neige comme des fleurs incertaines. J'écris entre les parenthèses sous une pluie de guillemets. Les pierres sur la route se transforment en virgules ponctuant le trajet. Chaque homme est une page qui ne cesse de s'écrire. Il faut être au moins deux pour devenir un livre.

Avant, bien avant l'invention des mots, les hommes parlaient par signes. En regardant la mer pour la première fois peut-être le mot vague a-t-il mouillé la bouche. Autour du premier feu, la voix s'est adoucie. La langue a réchauffé l'argile des voyelles. Dans la main du guerrier, le silex est devenu une arme. Dans celle d'un enfant, il reste le hochet qu’on agite en riant. Le mot me sert de briquet pour allumer la flamme.


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