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- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 2004-09-24
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SEUL SUR LA LUNE
Il restait, ainsi, une partie de la tĂȘte appuyĂ©e contre la paume de la main gauche, les pensĂ©es loin, plus loin, au-delĂ de cet Univers, qui, depuis des annĂ©es, avait englouti et soumis tous ses rĂȘves. Il ne pouvait que sâimaginer quâil Ă©tait dans une boĂźte, sirotant insatiablement chope sur chope, se perdant dans les vapeurs de lâalcool qui changeait le sens de la rĂ©alitĂ© et renversait peu Ă peu les remparts de sa raison, le dĂ©terminant Ă se souvenir toujours de Jimmy, son chien, qui ressemblait Ă une souris Ă cause de son long museau courbĂ© en bas et de ses oreilles comme deux feuilles de cyprĂšs. La premiĂšre rencontre avec Jimmy se fit par un matin trĂšs froid de fĂ©vrier, quand il sâĂ©tait rĂ©veillĂ© sur le trottoir, encore Ă©tourdi par la biĂšre bue pendant la nuit dans la boĂźte avec ses amis. Diables d'amis qui lâavaient abandonnĂ© pour la milliĂšme fois, lĂ sur le trottoir, peut-ĂȘtre parce quâils savaient quâil se faisait rĂ©veiller de cette maniĂšre aprĂšs chaque nuit perdue dans les chaĂźnes de lâalcool. En fait, une odeur aigre, Ăącre dâordures lâavait rĂ©veillĂ© et il sâĂ©tait dit quâil avait dĂ©gueulĂ© de nouveau pendant le sommeil la biĂšre engloutie au soir, mais lorsquâil ouvrit lentement les yeux, il sâeffraya du rat fĂ©roce qui le fixait comme un fauve enragĂ©, les naseaux enflĂ©s, collĂ©s Ă son nez. Il essaya de se mouvoir, sauter, courir loin du dĂ©goĂ»t Ă cĂŽtĂ© de lui, mais ses muscles ne lui obĂ©issaient plus, son corps tremblait de spasmes, la peur figea sa raison et cette bĂȘte appuya fortement son nez de rat sur son nez et, sortant par-delĂ les dents une langue immense, rouge et baveuse, commença, sans se hĂąter, Ă le lĂ©cher, le lĂ©cher et le lĂ©cher. Il ne rĂ©ussit qu'Ă crier, dĂ©goĂ»tĂ©, dans le silence du matin. Câest ainsi quâil avait connu Jimmy, son chien, comme il aimait Ă dire et depuis, ils ne sâĂ©taient plus sĂ©parĂ©s. CâĂ©tait un petit chien, laid Ă premiĂšre vue. La fourrure dâune couleur indĂ©finie, grise, marron peut-ĂȘtre, Ă©tait aiguisĂ©e, comme celle dâun hĂ©risson, mais le plus drĂŽle Ă©tait sa tĂȘte de rat, qui, vue d'un cĂŽtĂ©, Ă cause de ses petites dents aiguĂ«s qui sortaient hors de la cavitĂ© buccale par- dessus de la fourrure, ressemblait au crĂąne dâun dinosaure exposĂ© au musĂ©e des sciences naturelles. Chaque fois, chaque matin, il le rĂ©veillait le lĂ©chant lentement, lentement sur le visage, avec sa langue rouge et baveuse. Un jour, il y a quelque temps, il y a beaucoup de temps, Jimmy est mort, Il est mort de vieillesse ou dâennui, mais de toutes maniĂšres il est mort heureux. Il lâavait abandonnĂ© sans lui avoir fait ses adieux. Il commença Ă pleurer. Il sentait son absence. Il injuriait. Il Ă©prouvait lâabsence de cet esprit-lĂ qui sâĂ©tait liĂ© avec lui et qui lâavait accompagnĂ© partout, chez le coiffeur, au travail, en boĂźte, au cinĂ©ma, aux rencontres avec Luana. Luana ⊠Luana ⊠Il regarda par la fenĂȘtre et vit les Ă©toiles, ces Ă©toiles immenses qui lâagaçaient au plus haut point, qui apparaissaient aussi dans ses rĂȘves, susurrant nerveusement sur le ciel de goudron. Il ne pouvait sâaccoutumer Ă elles, elles Ă©taient comme de gros cafards blancs qui se remuaient lentement dans une cuisine peinte en noir. Et comme elles Ă©taient belles, ces Ă©toiles quand il se promenait, au bon vieux temps, dans le parc avec Luana. La belle Luana, comme il aimait lui dire. Elle Ă©tait vraiment belle, brune et grande. Lorsquâelle Ă©tait apparue dans la boĂźte, Ă minuit, elle avait Ă©patĂ© tous les garçons. Lui aussi. Ils Ă©taient restĂ©s pĂ©trifiĂ©s, les mains en lâair, les becs bĂ©ants, comme sur une photo. On n'entendait plus la musique, seule sa voix dĂ©cidĂ©e : âGarçon ! Un Bourbon !â Le gros sommelier sâĂ©lança hors du bar, les mains tremblantes, prit une bouteille, versa deux verres, une chope de biĂšre et en se troublant lui dit dans un français niais : âTiens, madame !â Elle ne se rappelait plus comment il sâĂ©tait attachĂ© Ă elle, de toutes maniĂšres, elle avait beaucoup bu et câĂ©tait la premiĂšre fois que le matin lâavait attrapĂ© dans la boĂźte sans que Jimmy lui ait lĂ©chĂ© le visage. Luana avait beaucoup aimĂ© le chien et câest pourquoi elle Ă©tait venue Ă sa table avec le bourbon . Elle avait bu coude Ă coude avec ses amis et lui, bourbon aprĂšs bourbon, jusquâĂ ce que, tour Ă tour, les garçons soient tombĂ©s sous les tables en rĂȘvant Ă des Luana brunes et grandes. Il sâĂ©tait entĂȘtĂ© Ă rĂ©sister, et, il rĂ©sista seulement Ă cause du fait que les fleurs Ă sa gauche aimaient le bourbon comme Luana. A lâaube, ils partirent ensemble de la boĂźte, chancelant dans la fraĂźcheur apportĂ©e par la brise de la mer, avec Jimmy qui courait heureux devant eux comme un lapin hideux. Il agita la tĂȘte dâun geste brusque et se passa la main dans ses rares cheveux, il eut lâimpression dâĂ©couter un bourdonnement Ă la station. De toute maniĂšre cela n'avait aucune importance. Il avait essayĂ©, quelque temps auparavant, de se mettre sur la frĂ©quence, mais elle nâavait pas fonctionnĂ©, la station sâĂ©tait entĂȘtĂ©e Ă se taire, comme il se taisait Ă chaque fois. Il la haĂŻssait, il la haĂŻssait, il la haĂŻssait. Il haĂŻssait tout ce qui lâentourait, mais surtout, il haĂŻssait la grande maison dĂ©labrĂ©e carrĂ©e et le grĂšs qui ressemblait Ă la pierre du tombeau de sa mĂšre. âMaman, repose en paix !â Sa pauvre mĂšre Ă©tait morte depuis longtemps, sans pouvoir faire sortir aucune idĂ©e de sa tĂȘte. Et comme elle sâĂ©tait donnĂ© de la peine ! Elle lui avait cassĂ© la tĂȘte chaque jour, de lĂ haut, dans son fauteuil dâinvalide avec Jimmy sur les genoux. Jimmy, disait-elle, Ă©tait le seul ami, aprĂšs que Luana lui eut enlevĂ© son fils. La bonne mĂšre, comme il aimait lâappeler, depuis son enfance, sâĂ©tait transformĂ©e graduellement en la mauvaise mĂšre, qui, lorsquâelle voyait qu'il sâobstinait Ă ne plus lui obĂ©ir , commençait Ă lui jeter les fleurs, les tasses de thĂ©, avec les crochets, mĂȘme avec Jimmy. Il aimait la fĂącher, lui dire quâil ne reviendrait plus, quâil irait sâĂ©tablir lĂ -haut, comme un bon ange et la regarderait au travers d'une lunette avec Jimmy. Il a essayĂ© en vain de lui dire que Luana Ă©tait sa fiancĂ©e, quâelle Ă©tait comme n'importe quelle autre personne, quâelle travaille Ă la compagnie Moon Light et quâelle a des appointements dix fois supĂ©rieures aux siennes. Le fait quâelle ait voulu lâenlever de son cĂŽtĂ© lâintriguait, pour lâemmener lĂ oĂč il nây avait personne. Elle soutenait vigoureusement que les hommes ne sont jamais arrivĂ©s sur la lune, que ça câest une sottise inventĂ©e. Chaque fois il partait de chez elle en claquant la porte, fĂąchĂ©. Pourquoi ne pouvait-elle pas comprendre que Luana Ă©tait son rĂȘve, sa vie, le rĂȘve dâun monde entier comme Vasea lui disait. On n'entendait que le bruit fait par le gĂ©nĂ©rateur dâair. Il aurait voulu sortir de ce coffrage en fer et en verre thermoisolante. Gambader librement, courir, courir comme un cheval de course. Il nâavait parlĂ© avec personne depuis longtemps. Surtout, il nâavait pas avec qui parler. Il avait essayĂ© de parler seul se posant des questions bizarres et rĂ©pondant avec une autre voix comme si son ego se dĂ©doublait mais les mots rĂ©sonnaient bizarrement, frappant les murs en fer. La sensation de perdre la boule lâa dĂ©terminĂ© Ă renoncer. Il y avait un silence bizarre, si loin de la maison, un silence accablant comme au moment oĂč, Vasea, le collĂšgue de Luana, directeur de Moon Light, lui avait dit la vĂ©ritĂ©. Il se rappelait ce jour-lĂ , comme câĂ©tait hier. Il faisait chaud, un jour torride dâĂ©tĂ© et d'ennui, il Ă©tait sorti par la fenĂȘtre, sur le bord de la mer, pour boire une biĂšre froide, jusquâĂ ce que Luana soit revenue de son emploi. Jimmy, qui jusquâĂ ce moment-lĂ croquait un cendrier bleu, volĂ© sur la table, commença Ă aboyer aprĂšs un mec gras, habillĂ© dâun costume, qui se posta devant leur table. Sans y ĂȘtre invitĂ©, il sâassit, retroussant ses manches de veston et dit plutĂŽt pour lui-mĂȘme : âSalut, Vasea, directeur Ă Moon Light Space ! â Il lui tendit une main molle, quâil retira presque instantanĂ©ment, car elle lui donnait la sensation qu'un poisson s'Ă©chappait par ses doigts. Vasea Ă©tait un type comme il faut qui lui gava la tĂȘte de projets dâavenir de la firme. Ils burent biĂšre aprĂšs biĂšre, Ă cĂŽtĂ© de Jimmy et il lui dit que Luana lui avait tout racontĂ© Ă son sujet et quâen rĂ©alitĂ©, tout Ă©tait une grande sottise. Ils finirent deux caisses de biĂšre, il voyait le monde merveilleusement bien, le soleil s'Ă©tait couchĂ© depuis longtemps et Vasea ne cessait pas de lui dire que Jimmy Ă©tait, en fait, le chien de la compagnie et quâil allait voler sur la lune. CâĂ©tait vraiment une sottise, une grande sottise. Ils se quittĂšrent en riant, promettant Ă Vasea de se rencontrer le lendemain. Vasea disparut lentement dans les tĂ©nĂšbres de la nuit comme une cuirasse dans le brouillard. Jimmy luttait avec un matou, qui, peut-ĂȘtre, lâavait confondu avec un rat. « Ăcoute ! Jimmy, sur la lune ! » Ses mains tremblaient, il Ă©tait en mauvais Ă©tat, il nâavait rien mangĂ© depuis quelque temps et il avait envie de gueuler comme si son Ă©quipe favorite Ă©tait sur le stade. Quel temps ! AprĂšs le match, il allait avec les gars boire une biĂšre. Il nâavait pas bu une biĂšre depuis son dĂ©part. Il en avait oubliĂ© le goĂ»t. Vasea lui a proposĂ© de faire partie dâun programme de la compagnie. Lui et Jimmy. Il a acceptĂ© facilement, trompĂ© par les paroles de Vasea et ils ont suivi de longs entraĂźnements fatigants. DâaprĂšs ce quâil a appris, Jimmy Ă©tait un chien crĂ©Ă© spĂ©cialement pour ce programme, mais une nuit de fĂ©vrier, il avait rĂ©ussi Ă sâenfuir de Moon Light Space. Depuis, Luana, lâingĂ©nieur, lâavait cherchĂ© partout, jusquâĂ ce quâelle lâait dĂ©couvert dans un bar, chez son nouveau maĂźtre. Vu leur attachement, Vasea, "le gras", comme on disait en cachette, avait eu lâidĂ©e de les envoyer dans lâespace tous les deux. Un chien et un homme, pour rester une annĂ©e sur la lune, et il sâensuivra la colonisation. Un programme dans lequel on avait investi des milliards, un rĂȘve de lâhumanitĂ©, qui doit ĂȘtre rĂ©alisĂ©. En ces temps-lĂ , il se sentait comme un hĂ©ros, il Ă©tait le maĂźtre de lâunivers. Plus rien n'a comptĂ© , seulement lui et Jimmy. Luana, il lâavait oubliĂ©e, dans les entraĂźnements sans fin. Parfois, il la voyait crispĂ©e, lorsquâil Ă©tait soumis aux tests. Jimmy Ă©tait le plus heureux. Il aboyait et folĂątrait comme un cabri, se rĂ©jouissant de toute lâattention de ceux qui se trouvaient autour de lui. Il se leva lentement de la table et sâapprocha de la fenĂȘtre. Il colla doucement la tĂȘte contre la vitre froide et entrevit la Terre, sa maison, son cĆur, la tombe de sa mĂšre, Luana, ses rĂȘves. Depuis longtemps, alors quâil avait regardĂ© pour la premiĂšre fois de lâespace, par le hublot de la navette qui lâemmenait sur la lune, il sâest imaginĂ© quâelle ressemblait au globe enchantĂ© dâun magicien et qu'il Ă©tait lui-mĂȘme le maĂźtre du monde Ă lâintĂ©rieur de ce globe. Cette sensation ne lâavait quittĂ© quâau moment oĂč il comprit que lĂ -bas, il Ă©tait arrivĂ© quelque chose, que personne ne rĂ©pondait Ă la station, quâaucune navette de colons nâarrivait au bout d'une annĂ©e pour le prendre et pour commencer la construction. Il vĂ©cut dans lâespĂ©rance que quelquâun allait se rappeler de lui, de lui et de Jimmy, jusquâĂ ce que le pauvre Jimmy, le chien-rat, son ami, soit mort. Adieu Jimmy ! Il leva la main droite et mit le Colt sur sa tempe. Il avait achetĂ© le revolver ancien dans un magasin dâarmes, pour quelques sous, quand il sâĂ©tait querellĂ© avec Luana, Ă cause de sa mĂšre. Il lâavait achetĂ©, ainsi, en ayant les nerfs et il avait pensĂ© le prendre avec lui, malgrĂ© le rĂšglement, en cas de mauvaise rencontre. Sur la lune, tout est possible ! Il sentait le bout du canon, pesant sa tempe, comme une bague de glace. La Terre Ă©tait hideuse et il lui semblait que c'Ă©tait lâĆil dâun sorcier qui le regardait de lâautre cĂŽtĂ© de la glace du globe enchantĂ©. Il appuya sur la gĂąchette ! Il vit sa mĂšre avec des ailes dâange, lui faisant signe de la main, de la terre et il sentait la langue rouge et baveuse de Jimmy, lĂ©chant son visage doucement, doucement, de plus en plus doucement ? Jimmy ⊠Jimmy ⊠je suis restĂ© seul sur la lune. |
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