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Sans repos
poetry [ ]

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by [Marie_NOËL ]

2009-04-11  | [This text should be read in francais]    |  Submited by Guy Rancourt



Mon corps las en dormant a réchauffé mon lit…
Ma fatigue d’hier est restée en mes membres
Et mon maître déjà, le matin de décembre
M’appelle dans la rue où la rumeur grandit.

Dresse tes os, debout. Lève-toi, debout femme !…
Mais est-ce bien la peine, ô Dieu, d’avoir une âme ?

Cours balayer la ville et les faubourgs avant
Que le riche en habit de gala n’y circule.
Abandonne à l’hiver, laisse en plein crépuscule,
Ta maison engourdie et tes petits rêvant.

Le temps court, cours aussi, cours après lui, cours femme
Mais est-ce bien la peine, ô Dieu, d’avoir une âme ?

Huit heures, cours laver à la rivière où l’eau
Attend sous un glaçon tes poignets pour les mordre,
Le linge qu’ont sali les autres, va le tordre,
Râpe afin qu’il soit blanc sa crasse avec ta peau.

Frotte, les jours sont courts, le pain cher, frotte femme !
Mais est-ce bien la peine, ô Dieu, d’avoir une âme ?

Les jours sont courts, ô femme et ton logis est loin.
Midi… cherche la croûte en ta poche cachée,
Vite, donne à ta chair de pauvre la bouchée
Dont pour s’user à gagner l’autre elle a besoin.

Mange ton pain, ton pain te mange, mange ô femme.
Mais est-ce bien la peine, ô Dieu, d’avoir une âme ?

Le temps s’amuse en ville, en fête, il s’est perdu…
Et te voilà toujours à genoux sur la berge.
Et l’eau cingle toujours tes doigts à coups de verge…
Quelle heure est-il ? Ô soir, ô soir béni, viens-tu ?

Encore une heure, une heure encore, encore femme…
Mais est-ce bien la peine, ô Dieu, d’avoir une âme ?

Le soir est là… va-t-en, grêle sous les draps lourds
Dans le brouillard avec ton fardeau de gelée,
Va-t-en pliée en deux, vite, et cache à l’onglée
Sous ton tablier roide en marchant tes poings gourds.

Marche vite, il fait froid, il fait noir, marche femme…
Mais est-ce bien la peine, ô Dieu, d’avoir une âme ?

Rentre vite, tes gars aux pierres du chemin
Ont déchiré leurs bas, et leur veste à la haie.
Prends du fil, une aiguille et sans étoffe essaye
De boucher tous les trous ou presque avant demain.

Il est tard, hâte-toi, travaille, hâte-toi femme…
Mais est-ce bien la peine, ô Dieu, d’avoir une âme ?

Veille… Avant chaque point, lutte, quand tout se tait,
Pour rouvrir tes yeux las, avec le poids du somme,
Lutte en silence au lieu de rejoindre ton homme
Jusqu’au jour dans le lit qui n’a pas été fait.

Encore un point, un point encore, encore femme…
Mais est-ce bien la peine, ô Dieu, d’avoir une âme ?

Ah! le temps du repos quand viendra-t-il ? Le temps
Ô mon homme de nous aimer tout à notre aise ?
Le temps, ô mes petits, de m’asseoir sur ma chaise
Pour vous bercer sur mes genoux quelques instants ?...

Encore un point, un point encore, encore femme.
Mais est-ce bien la peine, ô Dieu, d’avoir une âme ?

Quand viendra-t-il le temps de m’arrêter ? Le temps
De regarder parfois dans mon cœur le visage
Des pauvres morts ? Le temps d’y re-suivre au passage
Mer chemins d’écolière à travers le printemps ?

Encore un point, un point encore… encore femme…
Mais est-ce bien la peine, ô Dieu, d’avoir une âme ?

Ah! le temps de bercer un tout petit espoir
Dans mon âme comme un enfant qui vient de naître.
Quand viendra-t-il le temps d’attendre à la fenêtre
Quelque bonne nouvelle en marche dans le soir ?

Encore un point, un point encore… encore femme…
Mais est-ce bien la peine, ô Dieu, d’avoir une âme ?

Ah! le temps du repos quand viendra-t-il enfin ?
Le jour me pousse vers la nuit de tâche en tâche.
Et la nuit vers le jour me pousse sans relâche.
Et le jour sans pitié me poussera demain.

Encore un jour, un jour encore… encore femme…
Mais est-ce bien la peine, ô Dieu, d’avoir une âme ?

Ah! le temps du repos quand viendra-t-il ? là-bas
Au fond d’un lit de terre avec un drap de neige…
Dans la terre glacée ou bien au ciel ? Que sais-je ?
Je ne sais rien… Ai-je le temps ?... Je ne sais pas.

Sans repos, sans espoir, use ta vie ô femme…
Mais est-ce bien la peine, ô Dieu, d’avoir une âme ?

1913

(Poème inédit in André Blanchet, « Marie Noël », Paris, Seghers, 1962, pp. 192-195)

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