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- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 2010-01-10 | [This text should be read in francais] |
Jâai lu Celan en allemand. Durant la premiĂšre moitiĂ© des annĂ©es 80 du XXe siĂšcle. En juillet 83, si jâen crois mon journal intime. Dans lâĂ©dition en deux volumes parue chez Suhrkamp en 1975. Quand je suis arrivĂ© Ă Paris. Et que je me suis mis Ă Ă©crire. Celan Ă©tait mort depuis treize ans. En français, il y avait peu de chose de lui. Mais mĂȘme quand Partie de neige, La rose de personne ou Grille de parole, sans oublier le choix de poĂšmes proposĂ© par PoĂ©sie/Gallimard Ă©taient disponibles, je ne les ai pas touchĂ©s. Je continue de le lire en allemand.
Quelque chose me disait quâil fallait que jâen reste Ă la version originale. Ce quelque chose avait, en partie, Ă voir avec ma propre situation linguistique. Dans laquelle il mâavait fallu, pour lâĂ©criture, choisir entre lâitalien, lâallemand et le français. OĂč le français sâĂ©tait imposĂ© dâune façon naturelle. Contre ma langue maternelle. Comme sâest imposĂ© Ă Celan, tout aussi naturellement, mais peut-ĂȘtre contre lui-mĂȘme, lâallemand, la langue de sa mĂšre. Celan aurait pu Ă©crire en roumain. Nâavait-il pas suivi des Ă©tudes brillantes au lycĂ©e orthodoxe de Baieti, alors quâil sâappelait encore Antschel? MĂȘme sâil avait Ă©galement frĂ©quentĂ© une Ă©cole germanophone. Et un institut hĂ©braĂŻque, forcĂ© par son pĂšre (il appellera dâailleurs l'hĂ©breu «Vatersprache» â langue paternelle, Ă lâopposĂ© de la langue de la mĂšre). Il Ă©tait nĂ© Ă Cernauti, lâancienne Czernowitz, en Bucovine cĂ©dĂ©e Ă la Roumanie en 1919, un an avant sa naissance. Et lorsque la Bucovine avait Ă©tĂ© rattachĂ©e, aprĂšs maint va-et-vient, Ă lâUnion soviĂ©tique, en 1945, il avait Ă©tĂ© dĂ©portĂ© en Roumanie. Et mĂȘme en 1943, quand les nazis lâavaient internĂ© en Moldavie, câĂ©tait dans un camp de travail roumain. Ă Bucarest, en 1945, il travaillait pour une maison dâĂ©dition, dans le dĂ©partement de traduction. Il traduisait du russe vers le roumain... Câest en roumain donc quâil a fait ses timides dĂ©buts poĂ©tiques. Il a vĂ©cu deux ans Ă Bucarest. Câest lĂ que, de pseudonyme en pseudonyme, il est devenu Celan, inversant les syllabes de son nom. Il aurait Ă©galement pu Ă©crire en français. Il avait fait des Ă©tudes de langue et de littĂ©rature romanes, avait Ă©tudiĂ© la mĂ©decine Ă Tours, avant la guerre. Il a vĂ©cu Ă Paris depuis 1948. Il a pris la nationalitĂ© française en 1955. Sa femme, GisĂšle Lestrange, Ă©tait française. Il mourra Ă Paris, noyĂ© dans la Seine, le 20 avril 1970, Ă hauteur du pont Mirabeau. Il repose au cimetiĂšre de Thiais, dans la banlieue parisienne, prĂšs dâOrly... Et il connaissait le russe et lâanglais. Mais il a choisi lâallemand. La langue de sa mĂšre. Sans jamais avoir vĂ©cu en Allemagne. LĂ oĂč la mort est un maĂźtre. Der Tod ist ein Meister in Deutschland. En ayant un rapport plutĂŽt biaisĂ© avec les Ă©crivains allemands contemporains. Son errance dâaprĂšs-guerre, ses exils pluriels lâavaient certes fait briĂšvement atterrir Ă Vienne, mais il avait fui aussitĂŽt, gavĂ© par lâarrogance des rĂ©sidus du nazisme quâil y a rencontrĂ©s. Vienne, oĂč, bien plus tard, il a envisagĂ© un moment de vivre, parce que, comme le rapporte son ami Milo Dor (qui en 1951 lâavait inclus, dans une anthologie autrichienne: Stimmen der Gegenwart â Voix du prĂ©sent), il avait besoin dâentendre lâallemand autour de lui. Il a certes rĂ©pondu Ă lâappel du Groupe 47, et, surtout dâIngeborg Bachmann. Mais il est restĂ© en France. Dans un exil choisi. Le dernier, avant celui du suicide. On a beaucoup Ă©crit autour de ce choix. Et plus encore autour du choix de la langue allemande, alors que, comme Ioneso ou Cioran, il se serait insĂ©rĂ© naturellement dans le paysage intellectuel français, sâil avait optĂ© pour la langue de Voltaire. Dâautant que Celan ne peut ĂȘtre simplement rĂ©duit Ă un poĂšte de langue allemande. On sâest demandĂ© pourquoi il a optĂ© pour une langue qui, dans la bouche des bourreaux nazis de ses parents, de ses proches, de ses amis, avait des accents de cruautĂ©, de barbarie, dâholocauste. Parce que, si lui, avait survĂ©cu Ă lâenfer du ghetto, puis de la dĂ©portation, ses parents avaient pĂ©ri en Transnistrie, son pĂšre du typhus, sa mĂšre assassinĂ©e. Comme des milliers de juifs de Czernowitz. Il sâen est expliquĂ© dans son discours lors de la remise du prix de la ville de BrĂšme, en 1958: «Accessible, proche et non perdue, au milieu de tant de pertes, il ne restait quâune chose : la langue. Elle, la langue, restait non perdue. Oui, malgrĂ© tout. Mais il lui fallut alors traverser ses propres absences de rĂ©ponse, traverser lâhorreur des voix qui se sont tues, traverser les mille tĂ©nĂšbres du discours porteur de mort. Elle traversa et ne trouva pas de mots pour ce qui Ă©tait arrivĂ©. Mais elle traversa cet Ă©vĂ©nement et put remonter au jour âenrichieâ de tout cela. Câest dans cette langue que, au cours de ces annĂ©es-lĂ et de celles qui suivirent, jâai essayĂ© dâĂ©crire des poĂšmes afin de parler, de mâorienter, afin de savoir oĂč jâĂ©tais et oĂč cela mâentraĂźnait, afin de me donner un projet de rĂ©alitĂ©.» On a dit que Celan sâest emparĂ© de la langue allemande pour la dĂ©truire de lâintĂ©rieur. Pour en faire une arme contre lâhorreur nazie, contre lâextermination des juifs. Pour finir par la retourner contre lui-mĂȘme. Bien entendu, Celan, et donc aussi son Ă©criture, est marquĂ© par son passĂ© rĂ©cent, les atrocitĂ©s de la guerre, le meurtre de ses parents, lâholocauste. «Les mille tĂ©nĂšbres.» Il nâen pouvait pas ĂȘtre autrement, pour le juif quâil Ă©tait, imbibĂ© de judaĂŻtĂ©. Le poĂšme a pu «remonter au jour «enrichi» de tout cela.» Des textes font ouvertement allusion au martyre juif pendant la guerre. Parmi tous, son poĂšme le plus connu, le plus lu, le plus traduit, Todesfuge (Fugue de mort), paru dans Mohn und GedĂ€chtnis (Pavot et mĂ©moire) en 1952. DĂ©chirant chant des morts au souffle long, comme une fugue de Bach justement, donnant la parole Ă ceux qui ne lâavaient plus. Qui Ă©taient partis en fumĂ©e. Ă Auschwitz et ailleurs. Etaient devenus cendre. Chant de mort, mais Ă©galement rĂ©ponse poĂ©tique Ă Adorno, pour qui la barbarie avait tuĂ© la poĂ©sie. Il sâagit cependant, «malgrĂ© tout», de «traverser ses propres absences de rĂ©ponse». La langue devient alors «projet de rĂ©alité». Mais elle «ne trouve[e] pas de mots pour ce qui Ă©tait arrivé». On sent dĂ©jĂ que se cherchait, au-delĂ du travail de mĂ©moire, au-delĂ de la guerre contre lâoubli, au-delĂ du deuil, une langue qui dise autre chose que lâhistoire, si cruelle fĂ»t-elle. Qui dise autre chose que la culpabilitĂ© â comme celle de Primo Levi â du survivant du massacre. Que jamais il ne serait lâĂ©gal des morts, parce que lui Ă©tait unique, comme il lâa Ă©crit dans Lâentretien dans la montagne, «et eux Ă©taient nombreux». On sent aussi quâil avait besoin de construire autour de lui une forteresse, un barrage hermĂ©tique. «Afin de mâorienter, afin de savoir oĂč jâĂ©tais». On sent enfin quâĂ©tait en passe de devenir extrĂȘme une solitude ancrĂ©e au plus profond de lui-mĂȘme. Que sâexfiltrait petit Ă petit de lui lâhumain social au profit de lâhumain solitaire. Que la banalisation de lâĂȘtre dans un monde en reconstruction le faisait souffrir. Que commençait Ă compter lâobscuritĂ© intĂ©rieure. LâĂȘtre seul. Tout cela, on le sent Ă partir de Sprachgitter (Grille de parole), en 1959. Et on sent Ă©videmment que les mots existants, quels quâils soient, que la langue, quelle quâelle soit, nâarrivaient pas Ă dire la profondeur de cette solitude extrĂȘme. Quâelle «traversa mais ne trouva pas de mots». Quâil y avait usure des mots aprĂšs tant de cruautĂ©. Quâil fallait une grille. Un code. Une langue de personne. Une Niemandssprache. Une langue Ă rĂ©inventer. Jusque-lĂ , dâun recueil Ă lâautre, la recherche Ă©tait hĂ©tĂ©roclite, croisant romantisme, symbolisme, expressionnisme et surrĂ©alisme. En appelant Ă lâhĂ©ritage entrelacĂ© du juif Ă©levĂ© jusquâĂ la guerre dans un contexte (habs)bourgeois. MĂ©tissage dâune Mitteleuropa ouverte Ă un pluriel de cultures. Eponge de civilisation. DĂ©sormais, il fallait le vide. Il sâest crĂ©Ă©, au plus tard, Ă partir de Die Niemandsrose (La rose de personne), paru en 1963. DĂ©truites les lignes de communication avec le monde. «Es war Erde in ihnen, und sie gruben.» (Il y avait de la terre en eux, et ils creusaient.) Dans la Fugue de mort, on creusait une tombe, extĂ©rieure, improbable, dans les airs. «Wir schaufeln ein Grab in den LĂŒften da liegt man nicht eng» (Nous creusons une tombe dans les airs on nây est pas Ă lâĂ©troit). Il y utilise le verbe concret «schaufeln» (creuser avec une pelle). Ici, nâest plus creusĂ© que lâintĂ©rieur. La langue nâest plus lĂ pour restituer le rĂ©el. Elle se substitue Ă lui. Devient vĂ©cu. Le seul vĂ©cu qui vaille. Le vĂ©cu de la solitude. Dans «graben», il y a «Grab», tombe. Il fallait donc quâelle soit personnelle, la langue de personne. ParlĂ©e par nul autre. Nâayant quâun seul locuteur. Disparaissant avec lui. Pour y parvenir, Celan recourt nĂ©cessairement Ă la nĂ©ologisation systĂ©matique. Elle explique, en partie, pourquoi Celan a choisi dâĂ©crire en allemand, indĂ©pendamment de la langue de sa mĂšre. Les langues latines, pour forger des nĂ©ologismes, ont un champ plus rĂ©duit. Elles privilĂ©gient donc la mĂ©taphore. Qui a besoin de plusieurs mots. Les titres des livres de Celan deviennent mĂ©taphoriques en français. Ou sâapparentent Ă la mĂ©taphore. Grille de parole. Partie de neige. Renverse du souffle. Soleils de fils. Contrainte de lumiĂšre. Lâallemand permet le nĂ©ologisme. Le porte en son sein. Lâallemand est nĂ©ologisable Ă merci. Ă outrance. Sprachgitter. Schneepart. Atemwende. Fadensonnen. Lichtzwang. Câest que les substantifs allemands peuvent sâagencer, Ă deux, Ă trois, pour produire un seul substantif. Un coucher de soleil est ainsi Sonnenuntergang, la pleine lune Vollmond. Cette association de substantifs, banale, courante, devient explosive quand on sĂ©pare les Ă©lĂ©ments. Quand on les accroche autrement. Quand, comme pour la mĂ©taphore, se tĂ©lĂ©scopent deux rĂ©alitĂ©s censĂ©es ne jamais se rencontrer. Ă partir de Die Niemandsrose, on a donc lâimpression que Celan lance une grenade dans les possibilitĂ©s que lui offre la langue allemande. La fait Ă©clater. Voler en mille morceaux. Que les mots, en se dĂ©sintĂ©grant, en retombant, sâassemblent autrement. Que naĂźt une langue inexistante. Lâexistant nâarrivant pas Ă dire «les mille tĂ©nĂšbres». Dans ses livres prĂ©coces, câest plutĂŽt rare. Ă partir des annĂ©es 60, cependant, ce type de nĂ©ologisation se rĂ©pand. SâĂ©largit aux adjectifs. Contamine les verbes. On en trouve un exemple cĂ©lĂšbre dans «Unverwahrt», un poĂšme de Fadensonnen (1968). Je le cite en allemand: UNVERWAHRT. SchrĂ€ggetrĂ€umt aneinander. Das Ăl rings â verdickt. Mit ausgebeulten Gedanken fuhrwerkt der Schmerz. Die koppheistergegangene Trauer. Die Schwermut, aufs neue geduldet, pendelt sich ein. Il y a lĂ , lâadjectif «schrĂ€ggetrĂ€umt», composĂ© de «schrĂ€g» (inclinĂ©) et «getrĂ€umt» (rĂȘvĂ©). Il y a lĂ un substantif, «Fuhrwerk» (char), devenu un verbe Ă la troisiĂšme personne. Etc. Dans un autre poĂšme, du mĂȘme recueil, on trouve «Die herzschriftgekrĂŒmelte Sichtinsel» (Herz = cĆur; Schrift = Ă©criture; krĂŒmeln = Ă©mietter: le tout formant un seul adjectif). Quant à «Sichtinsel», le substantif est composĂ© de «Sicht» (visibilitĂ©, vue) et «Insel» (Ăźle). Cela Ă©quivaut au français: LâĂźle de visibilitĂ© Ă©miettĂ©e en Ă©criture de cĆur. Huit mots pour en dire trois. Il y a dâautres titres: «Eingehimmelt» (verbe au participe passĂ© forgĂ© Ă partir du substantif «Himmel», le ciel). Cela donnerait quelque chose comme «enciellé». Ou «Seelenblind», («Seele» = Ăąme; «blind» = aveugle). Etc. Le procĂ©dĂ© se gĂ©nĂ©ralise. Pas un seul poĂšme, ou presque, qui en soit exempt. Ce qui en allemand a pu ĂȘtre obtenu par nĂ©ologisation, a besoin, en français, de mĂ©taphore, de paraphrase. Câest ainsi que se crĂ©e la langue de personne. Avec des mots de personne. ForgĂ©s pour nâĂȘtre utilisĂ©s quâune seule fois. Pour disparaĂźtre aprĂšs utilisation. Une grille. Un code. Un code Celan qui, quand il est dĂ©chiffrĂ©, devient superflu. SâĂ©loignant de la tradition lyrique. Un code oĂč la lumiĂšre jaillit de lâobscuritĂ©. «der Ort, wo du herkommst, er redet sich finster, sĂŒdwĂ€rts» (le lieu dont tu es originaire il se dit sombre, vers le sud) Un code surtout, oĂč le rythme, les sonoritĂ©s, les rimes sont minĂ©s par un vers de plus en plus court, tendant vers le silence. Car, qui forge une langue dont il est le seul locuteur tend inexorablement vers le silence. Un silence appelĂ© Ă ĂȘtre Ă©ternel. Un silence, une Ă©ternitĂ© que seule la mort sait engendrer. Ce nâest pas par hasard que le dernier poĂšme du dernier recueil (posthume) Schneepart, est intitulĂ© Ewigkeit (Ă©ternitĂ©). Jean Portante Ecrivain, traducteur, journaliste. Son Ćuvre, largement traduite, comprend une trentaine de livres: poĂšmes, essais, piĂšces de thĂ©Ăątre, romans. Il a obtenu en France le Prix MallarmĂ© en 2003 pour son livre LâĂ©trange langue et le Grand prix dâautomne de la SociĂ©tĂ© des gens de lettres 2003 pour lâensemble de son Ćuvre poĂ©tique. Avec Jacques Darras et Jean-Yves Reuzeau, il a fondĂ© en juin 2008 la revue Inuits dans la Jungle. En 2009, il a fondĂ©, au Luxembourg, la revue littĂ©raire TRANSKRIT, consacrĂ©e essentiellement Ă la traduction. Recueils: La Cendre des mots (anthologie de sa poĂ©sie Ă©crite entre 1989 et 2005), Le travail du poumon, En rĂ©alitĂ©. Depuis 2006 il est membre de lâAcadĂ©mie MallarmĂ©. |
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