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- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 2008-02-04 | [This text should be read in francais] | Submited by Nicole Pottier
5 août – le jour de la commémoration de maman. En ce jour, chaque année, je vais au cimetière. A l’exception bien sûr des périodes où je suis partie en vacances ou lorsque je suis tombée malade, comme ce fut le cas il y a deux ans maintenant. Mais aujourd’hui… aujourd’hui, je ne me sentais pas en état d’y aller. Dehors, la chaleur était insupportable, comme la radio l’avait annoncé, plus que d’habitude, et l’humidité, ici, au bord de la mer, la rendait encore plus insupportable. Pas même la nuit n’apportait le soulagement attendu.
J’ai branchĂ© la petite lampe portant le signe de la bougie qu’on allume en mĂ©moire des morts et j’ai priĂ© pour le salut de maman et de son frère jumeau, l’oncle Nathan, que je n’ai jamais connu. Il est mort pendant la guerre, quelque part en Russie, seul et inconnu, comme se lamentait toujours maman, les larmes aux yeux. Elle avait instaurĂ© un jour de commĂ©moration en son honneur, oĂą, invariablement, elle allumait une bougie et disait une prière pour le repos de son âme. Quand elle sentit sa fin approcher, maman me demanda de respecter la tradition. Et pour simplifier, puisque de toutes façons il n’existait pas de date prĂ©cise, elle me proposa d’allumer la bougie pour tous les deux le mĂŞme jour. « Ainsi, tu te souviendras de moi, et de la mĂŞme manière, tu commĂ©moreras aussi Nathan. Car nous Ă©tions jumeaux. Nous sommes nĂ©s ensemble et on dira aussi que nous sommes morts Ă la mĂŞme date, exactement comme lorsque nous sommes venus au monde. J’ai donc fait comme maman me l’avait proposĂ©, et en plus, j’ai ajoutĂ© sur la tombe de ma mère une petite plaque en bronze avec le nom de cet oncle inconnu. La migraine avec laquelle je me suis rĂ©veillĂ©e a envahi ma tĂŞte toute entière, Ă©tendant ses tentacules de mĂ©duse. J’ai mis en marche l’air conditionnĂ©, j’ai avalĂ© Ă la hâte deux antinĂ©vralgiques et je suis retournĂ©e me coucher dans le lit moite. Quand j’ai ouvert Ă nouveau les yeux, il Ă©tait presque l’heure du dĂ©jeuner. Je me sentais mieux. J’ai regardĂ© brĂ»ler la petite lampe en forme de bougie fixĂ©e sur le mur au-dessus du bureau massif du salon et je me suis sentis coupable. En faisant un petit effort, j’aurais peut-ĂŞtre pu aller au cimetière. Alors, prise d’ une sorte de remords, je dĂ©cidai de nettoyer les incrustations du bureau, un beau meuble hĂ©ritĂ© de mes parents. FabriquĂ©e Ă Vienne, ils avaient apportĂ© cette pièce de Roumanie lors de leur arrivĂ©e dans le pays. Pour avoir obtenu son diplĂ´me Ă la facultĂ© de droit, papa l’avait reçu en cadeau de mon grand-père, pour son futur cabinet de jeune avocat. « En fait, ce fut l’ensemble complet, racontait ma mère, une bibliothèque, un canapĂ© et des fauteuils assortis mais, au retour du camp en Transnistrie, la seule chose que nous retrouvâmes, fut le bureau. » Grâce Ă d’incroyables interventions, ils rĂ©ussirent Ă le transporter en IsraĂ«l. Pour moi, il reprĂ©sentait une relique de leur jeunesse, mais Ă©galement de mon enfance. Et c’est pour ce motif, qu’après la mort de maman, je lui avais trouvĂ© une place chez nous. « Je vais le nettoyer avec de l’huile pour le mobilier, me dis-je, je rĂ©ussirai peut-ĂŞtre ainsi Ă apaiser l’esprit de maman. » Consciencieusement, je me mis au travail. Je lustrai tout d’abord le plateau, je me penchai ensuite pour nettoyer les pieds lorsque je trouvai un morceau de carton sortant du dessous de la large tablette du bureau. Je la fis sortir avec prĂ©caution, et Ă ma grande surprise, je me retrouvai avec une photo dans la main, reprĂ©sentant une très jolie et très jeune fille . Elle Ă©tait habillĂ©e Ă la mode des annĂ©es 40, elle portait une robe cintrĂ©e Ă la taille, laissant dĂ©couvrir un dĂ©colletĂ© bordĂ© d’un large col en fourrure. Un grand collier de perles ceignait son cou, et un petit chapeau Ă voilette cachait deux yeux de couleur foncĂ©e au regard profond. Mais le plus beau Ă©tait le sourire, qui se reflĂ©tait dans ses yeux et les fossettes de ses joues. « C’est peut-ĂŞtre une artiste », me dis-je, me rappelant le temps quand j’étais Ă©lève oĂą je collectionnais ce genre de photos. Des artistes cĂ©lèbres de films qui venaient parfois aussi jusque dans notre petite ville de province au cinĂ©ma de la grande rue, remplissaient mon album : Gina Lollobrigida, Drujnicov ou Oleg Strijenov, la belle Alla Larionova du film « Ordinul Ana ». Je retournai le carton. A peine lisible, on pouvait dĂ©chiffrer « Sofia, 1942 ». Je cherchai dans ma mĂ©moire et j’arrivai Ă la conclusion que je n’avais jamais entendu ce nom et que je n’avais jamais vu ce visage parmi nos photographies de famille. C’était un visage complètement inconnu. Lorsque mon mari rentra, je la lui montrai aussi. Il fut d’accord qu’elle Ă©tait très belle, mais quant Ă savoir de qui il pouvait s’agir, il ne rĂ©ussit pas Ă me donner une quelconque indication. « Je ne vois vraiment pas » me dit-il simplement, et c’est ainsi qu’il rĂ©solut le problème avec son style caractĂ©ristique. Cependant, je pensais Ă Sofia sans trouver la paix. Je mis la photo dans mon sac Ă main, en dĂ©cidant de la montrer Ă Malvina, la sĹ“ur de papa et la doyenne en âge de la famille. Mais Malvina non plus ne se souvenait pas de l’avoir jamais vue. Les occupations journalières m’accaparèrent. Les fĂŞtes d’automne s’approchaient, et avec elles, j’espĂ©rais que les tempĂ©ratures allaient chuter. * Ce jour-lĂ , mon mari rentra tout souriant, faisant danser sous mon nez deux billets d’avion. - Nous partons en vacances. Pour Sucot* l’usine ferme, et toi aussi, tu es en congĂ©. J’étais professeur, et de cette manière, je bĂ©nĂ©ficiais des vacances entières, tout comme les Ă©lèves . - OĂą donc ? me suis-je Ă©criĂ©e, toute heureuse. - Surprise ! quelque part oĂą nous ne sommes jamais allĂ©s et je parie que tu ne devineras pas. Cent dollars que tu ne trouves pas. Tu relèves le pari ? Cela valait la peine. OĂą peut-on aller pour une semaine ? J’ai commencĂ© Ă calculer mentalement Ă toute allure. « je suis dĂ©jĂ allĂ©e en Grèce et dans les Ă®les, ce ne doit pas ĂŞtre Ă Paris, Ă Londres non plus, en Italie sĂ»rement pas, j’y suis allĂ©e. » - Je sais, m’écriai-je tout Ă coup, enchantĂ©e : en Turquie. Mais de la tĂŞte, mon mari fit un signe de dĂ©nĂ©gation: - Trois essais ! Tu en as ratĂ© un, me dit-il implacable. - En TchĂ©quie ! essayai-je Ă nouveau. A Prague ! mais je me trompai encore. - Tu ne devineras jamais, m’assura t-il Ă nouveau. Pendant quelques minutes je restai dĂ©semparĂ©e face Ă son assurance. « Ce doit ĂŞtre quelque chose pour le moins inattendu » ai-je pensĂ©. - Ah, je sais, je sais ! je bondis sur mes pieds, absolument convaincue d’avoir trouvĂ© la solution cette fois-ci. En Roumanie ! Nous n’étions pas allĂ©s en Roumanie depuis vingt ans. Son petit sourire familier, qui lui allongeait la lèvre vers la droite tout en la relevant lĂ©gèrement, m’ôta tout espoir. Il me dĂ©posa alors victorieusement les billets dans la main. - Odessa ! Une semaine Ă Odessa ! - Odessa ? ai-je rĂ©pĂ©tĂ© comme si je n’avais pas bien entendu. OĂą as-tu trouvĂ© cela ? - A l’agence de voyage. Une semaine au bord de la mer Noire, en pension complète dans un hĂ´tel « first class ». IdĂ©al ! Odessa Ă©tait la ville oĂą maman avec son frère Nathan et mes grands-parents Ă©taient restĂ©s pendant deux ans au temps de la guerre. Je ne connaissais pas les dĂ©tails de cet exil. Elle n’avait jamais aimĂ© parler de cette pĂ©riode. « Mais Odessa, ah, Odessa, c’était autre chose », il me semblait entendre maman. « De fait, Odessa fut notre salut » et les yeux de ma mère brillaient lorsqu’elle mentionnait ce nom. « Nous nous trouvions dans un camp Ă Moghilev, lorsqu’on demanda des typographes Ă Odessa pour une publication en langue roumaine. En ce temps-lĂ , pendant la guerre, la ville Ă©tait occupĂ©e par les roumains. Mon grand-père et papa, qui Ă©tait typographe de mĂ©tier, reçurent l’ordre de former une Ă©quipe d’ouvriers pour Ă©diter un journal local. Ma grand-mère, Max le frère de ma grand-mère et Sara sa femme, Lică leur ami et nous les enfants, Nathan et moi, nous fĂ®mes partie de l’équipe. Personne ne savait travailler. Papa travaillait pour tous du matin jusqu’au soir. Et c’est ainsi qu’il nous a tous sauvĂ©s, tous ceux qui sont rentrĂ©s. Autrement… » la phrase de maman restait toujours en suspens et moi, j’essayai d’imaginer l’enfer qu’ils avaient vĂ©cu. Maman reprenait son rĂ©cit comme si elle devinait mes pensĂ©es. « Odessa Ă©tait belle. Une grande ville. LĂ -bas, je suis allĂ©e Ă l’opĂ©ra pour la première fois de ma vie. Mon Dieu, quelle splendeur ! » le son de la voix de ma mère rĂ©sonnait dans mes oreilles. « J’avais seize ans alors, et de toute ma vie je n’avais jamais vu ni opĂ©ra ni une telle salle. Un palais ! » et Ă chaque fois que maman parvenait Ă ce point, elle se mettait Ă pleurer. C’est ainsi que cette ville Ă©tait devenue pour moi aussi une sorte de lĂ©gende. Et voilĂ que maintenant, nous y partons en vacances. J’étais vraiment Ă©mue. L’avion atterrit au matin, de bonne heure. Après nous ĂŞtre installĂ©s Ă l’hĂ´tel, nous sortĂ®mes pour nous promener un peu aux alentours. Des bâtiments imposants, des rues larges, des boulevards ombragĂ©s par des arbres vĂ©nĂ©rables, vĂ©ritables dĂ´mes de verdure. Mais il pleuvait dehors. En IsraĂ«l, les pluies sont rapides. Pluies et soleil qui inondent la rue, et au bout d’une heure, on peut Ă nouveau marcher sur l’asphalte sec. Ici, la pluie Ă©tait dense, et recouvrait la ville d’un rideau gris, apportant des odeurs salĂ©es depuis la mer. Il ne faisait pas froid. Septembre est un joli mois en Europe, mais la pluie et le ciel de plomb invitaient au sommeil. Le deuxième jour, il fit soleil. Nous nous promenâmes au bord de la mer, sur la falaise. D’un cĂ´tĂ© le golfe du port, des bateaux Ă vapeur, des voiliers ou des barques Ă moteur, des dizaines d’embarcations se dĂ©tachaient sur le bleu intense de l’eau. De l’autre cĂ´tĂ©, des bâtiments modernes, les bâtiments du XX siècle, de luxueux hĂ´tels, des restaurants, des cafĂ©s Ă ne plus compter. Nous marchâmes le long de la plage Arcadia, cĂ©lèbre plage de la ville. Les vagues Ă©taient hautes après la pluie de la veille, elles arrivaient jusqu’au bord chargĂ©es d’écume, absorbant ou rejetant le sable Ă nos pieds, entassant des millions de coquillages sur le rivage. Une mer diffĂ©rente de la nĂ´tre, chez nous, une autre couleur, et mĂŞme un autre goĂ»t, pensai-je, en me lĂ©chant les lèvres salĂ©es oĂą avait atterri une goutte d’une vague rebelle. Depuis la falaise, 360 marches, « l’escalier du Potemkine », montaient vers le parc de la ville, un splendide jardin avec de grands arbres anciens, avec des bancs et des allĂ©es qui se perdaient au loin. Les marches s’arrĂŞtaient aux pieds de la statue de Richelieu. Nous nous promenâmes ensuite dans la rue piĂ©tonnière, sur le boulevard Pouchkine, avec ses vieilles constructions, chacune figurant un palais. Mes jambes Ă©taient de plomb lorsque nous rentrâmes Ă l’hĂ´tel. J’étais vengĂ©e du jour prĂ©cĂ©dent oĂą, contrainte par la pluie, j’avais vĂ©gĂ©tĂ© dans l’hĂ´tel. - Je voudrais Ă©galement aller au cimetière, dis-je Ă mon mari. Je sais que cela semble absurde, mais Nathan le frère de maman est mort Ă Odessa. Qui sait… J’ai coupĂ© court Ă ma phrase. En pratique, il est impossible de trouver une tombe sans indications, au bout de cinquante cinq ans, de plus, je n’étais mĂŞme pas certaine qu’il soit mort lĂ bas. Mon mari comprit. - Oui ! nous irons, peut-ĂŞtre demain. Nous avons suffisamment de temps. C’est bien de savoir si cette tombe existe ou non. Maintenant, le sujet est clos. Essaie de te reposer, ce soir, nous avons des billets pour Giselle. L’ensemble Kirov est en tournĂ©e Ă Odessa juste Ă cette pĂ©riode. C’est vraiment fabuleux. Tu vois, ajouta t-il en souriant, qu’il existe des miracles dans ce monde ? et mĂŞme toi, pragmatique comme je te connais, tu dois ĂŞtre d’accord avec moi. En entrant dans le hall de l’opĂ©ra, j’étais si Ă©mue que mes jambes tremblaient. Mes parents avaient Ă©tĂ© ici. Tout me sembla merveilleux, bien plus qu’on ne peut le dĂ©crire, bien au-delĂ des mots et de leurs sens. Les gigantesques candĂ©labres Ă©tincelaient comme si leurs franges de cristal Ă©taient des diamants. Des escaliers de marbre, oĂą je me figurais le passage de pieds royaux, des sièges dorĂ©s, tapissĂ©s de peluche. Les colonnes, les murs et le plafond accaparaient le regard. Architecture, sculpture, peinture, tout ensemble, m’étonnaient. Ainsi que les toilettes… comme si j’avais Ă©tĂ© invitĂ©e Ă un bal impĂ©rial. « comment pourrai-je suivre le spectacle ? » me demandai-je, alors que mon regard voltigeait sans arrĂŞt de gauche Ă droite et inversement, essayant d’en surprendre toute la beautĂ©. Le rideau se leva et je me laissai porter par la magie de la musique et de la danse. Tout Ă coup, ma respiration s’arrĂŞta, et je restai sans aucun souffle sur mon siège. Incroyable ! Giselle n’était autre que la femme de la photographie. Je commençai Ă fouiller dans ma pochette. « Pourvu qu’elle ne soit pas restĂ©e Ă la maison », ai-je priĂ© en silence. Mais la photo Ă©tait lĂ , entassĂ©e dans un coin du sac. Je la regardai Ă nouveau. La ressemblance Ă©tait prodigieuse. Mon mari le remarqua lui aussi. - Comment est-ce possible ? chuchotai-je, sans pouvoir me retenir. On entendit aussitĂ´t le murmure de protestation de la part de ceux qui occupaient les places voisines. J’attendis avec impatience la fin du premier acte. Lorsque le rideau retomba, je bondis de mon siège. - Je vais dans les coulisses. Je dois lui parler. Mon mari tenta de m’arrĂŞter, mais il se rendit compte que c’était inutile. Il haussa les Ă©paules et se tut. Je courus dans les escaliers de marbre, franchissant deux marches Ă la fois, je passai derrière la scène, je dĂ©passai les dĂ©cors telle une tempĂŞte, et en une minute j’étais Ă cĂ´tĂ© de la loge de la belle Giselle. Brusquement toute cette situation me sembla absurde. Impuissante, je regardai la ballerine, ne sachant par oĂą commencer. Finalement, dans un anglais hĂ©sitant Ă©galement Ă cause de l’émotion, je rĂ©ussis Ă sortir quelques mots. Je fouillai nerveusement dans ma pochette et je lui tendis la photographie. Elle l’effleura du regard, et en observant ses yeux, je constatai qu’ils s’étaient arrĂŞtĂ©s sur le Maghen David (*l’étoile de David ) que je portai autour du cou et dont je me sĂ©parai jamais depuis mon arrivĂ©e dans le pays. - Vous ĂŞtes d’IsraĂ«l ? - Oui, lui rĂ©pondis-je, Ă©tonnĂ©e. - Vous connaissez le yiddish ? - Bien sĂ»r, rĂ©pondis-je, encore plus Ă©tonnĂ©e. - Moi aussi je suis juive, mais je ne connais pas le yiddish. En anglais, par contre, je me dĂ©brouille bien. Une Giselle juive. Je ne m’y attendais pas, mĂŞme si ce n’était pas extraordinaire en soi. SurexcitĂ©e, je lui racontai brièvement pourquoi j’avais fait irruption dans sa loge et je lui montrai la photo. Elle me la prit de la main, la regarda une seconde et me dit de la voix la plus naturelle au monde : - C’est maman ! - Votre mère ? - Oui, ma mère ! mais d’oĂą te vient cette photo ? elle retourna le carton usĂ©, aux marges dĂ©chirĂ©es et lut « Sofia, 1942 ». C’est maman, mais je ne comprends toujours pas d’oĂą tu l’as eue. A ce moment-lĂ , la clochette annonça la fin de la pause. Giselle se mit debout. Nous parlerons après le spectacle. Je vous attendrai dans ma loge, me dit-elle en se levant de son siège. Je revins dans la salle. Le ballet fut exceptionnel, Giselle divine, mais… je ne rĂ©ussis que difficilement Ă me dominer et Ă suivre le spectacle jusqu’au bout. En pensĂ©e, je tournai et retournai cette question « Quel peut ĂŞtre le lien ? ». Enfin, le ballet se termina. Giselle nous attendait Ă la porte de la loge. - J’ai parlĂ© avec maman au tĂ©lĂ©phone. Elle nous attend ! dit-elle pour toute explication. Mon mari se prĂ©senta, lui tendant la main, et ce fut alors que je me rendis compte que je ne connaissais mĂŞme pas son nom. La jeune fille sourit. Elle avait un sourire chaleureux et des yeux noisette, cachĂ©s par de longs cils. Sans aucun doute, elle Ă©tait plus belle que la femme de la photographie. - Lisa ! se prĂ©senta t-elle Ă son tour. Je m’appelle Lisa et je suis originaire d’Odessa. La petite voiture dans laquelle nous montâmes Ă l’invitation de la jeune fille s’arrĂŞta en face d’un grand bâtiment, Ă la façade richement ornĂ©e, comme d’ailleurs bien d’autres maisons que nous avions admirĂ©es lors de nos promenades Ă travers la ville. A l’entrĂ©e, une lumière borgne dĂ©couvrait quelques marches usĂ©es donnant dans un hall sombre. L’intĂ©rieur du bâtiment Ă©tait bien moins impressionnant. - Faites attention en montant l’escalier, les marches sont glissantes. Au quatrième Ă©tage, nous nous arrĂŞtâmes en face d’une Ă©paisse porte de bois. Lisa sonna. Une femme Ă la taille rebondie, au visage doux et serein, aux cheveux blancs ramassĂ©s en natte Ă l’arrière nous reçut les bras grands ouverts. Elle s’adressa Ă nous directement en yiddish, comme si nous Ă©tions de vieilles connaissances. Certainement, la fille lui avait parlĂ© du sujet. Elle ne perdait pas des yeux Lisa, toute heureuse de l’avoir Ă la maison. Le sourire fleurissant sur le visage de la vieille femme me rappela la photo. Le mĂŞme sourire. Mais au lieu des deux fossettes, deux plis de part et d’autre de la bouche. L’âge avait laissĂ© son empreinte douloureuse. Des plis menus autour des orbites et sur le front, des lunettes aux gros verres et Ă l’armature mĂ©tallique rendaient presque impossible la ressemblance avec l’image de la photographie. Un grand châle Ă franges recouvraient ses Ă©paules voĂ»tĂ©es, bien qu’il ne fĂ®t pas froid dehors. - Mon rhumatisme, dit-elle comme pour s’excuser. Quand bien mĂŞme il ferait chaud, ces vieux murs gardent l’humiditĂ©. Prenez place, je vous en prie, le thĂ© refroidit. - Mais nous ne sommes pas venus… je tentai une excuse pour l’heure tardive. L’hĂ´tesse ne me laissa pas continuer. - Je ne veux rien entendre de ceci ! dit-elle d’une voix chaude, jeune, Ă©tonnante dans ce corps usĂ©. Ce n’est pas grand chose, et j’ai prĂ©parĂ© quelque chose de spĂ©cial comme vous n’en avez sĂ»rement jamais mangĂ©. Devant son ton catĂ©gorique, il n’y avait pas de place pour un refus. Une thĂ©ière ventrue et une assiette de biscuits faits maison, comme je n’en avais plus mangĂ©s depuis maman, attendaient paresseusement au milieu de la table. Notre hĂ´tesse s’en alla dans la cuisine et revint avec un plateau chargĂ© de raviolis farcis aux griottes. - Lisa, pourquoi restes-tu sans m’aider? sermonna t-elle sa fille en russe. Je compris ses paroles Ă la rapiditĂ© avec laquelle sa fille sortit pour revenir ensuite dans le petit salon avec de petites assiettes de crème et de sucre. Sofia en mit en abondance sur les raviolis brĂ»lants. MĂŞme si j’avais voulu, je n’aurais pas eu la force de rĂ©sister Ă la tentation. Sofia emplit les verres d’un thĂ© russe, fort, et soupira heureuse. - Bien, maintenant, nous pouvons parler. Lisa m’a dit que vous avez une photo de moi. Puis-je la voir ? Je la lui tendis sans un mot. J’observais son visage avec attention, j’essayais de dĂ©chiffrer son expression, de deviner ses pensĂ©es. - Elle date du lycĂ©e, quand j’avais seize ans, dit-elle sans ciller. Ses yeux glissèrent du carton usĂ© quelque part dans le passĂ©, dans un autre temps, dans un autre lieu. Brusquement, elle revint. Elle secoua la tĂŞte, ramassa le châle autour de son menton et croisa les bras. Je vous prie de m’excuser, sourit-elle de manière embarrassĂ©e, les souvenirs ! … C’est curieux comme cette photo est arrivĂ©e entre vos mains. Je l’avais donnĂ©e autrefois, il y a longtemps, très longtemps, Ă une bonne amie Ă moi. C’est une histoire longue et douloureuse, comme toutes les histoires de la guerre. Mon Dieu, comme cette Ă©poque fut terrible. L’occupation est une chose affreuse. On ne peut pas comprendre si on ne l’a pas vĂ©cue. Les rĂ©cits, les livres, les films ne sont rien par rapport Ă ce que nous vĂ©cĂ»mes alors. On a peur mĂŞme de son ombre. Tu n’es plus chez toi dans ta maison, tu n’es plus chez toi dans ton pays. Sans cesse la peur au ventre tu attends qu’il se passe quelque chose. Si ce n’est pas le jour mĂŞme, alors le lendemain. Chaque jour, chaque heure, chaque minute peut ĂŞtre la dernière. Dans la ville se trouvaient des allemands et des roumains. Je ne sais pas quelle Ă©tait la diffĂ©rence. Pour nous les juifs, il n’y en avait aucune. Nous craignions tout autant les uns que les autres. Les rumeurs sur les camps de la mort, les pogroms, les reprĂ©sailles Ă©taient les seules discussions. J’avais dix-sept ans. Nous nous efforcions de rester le plus dans l’ombre, nous essayions de faire sentir notre prĂ©sence le moins possible. Papa travaillait dans un village, oĂą nous avions de la famille. C’est de lĂ qu’il rapportait le peu d’aliments. Sa chance, en fait la nĂ´tre, fut sa poliomyĂ©lite du temps oĂą il Ă©tait enfant. Une de ses mains Ă©tait restĂ©e paralysĂ©e. Sinon, il aurait Ă©tĂ© mobilisĂ© sur le front. En Russie, lorsque la guerre Ă©clata, on prit tous les hommes valides. Notre maison Ă©tait très petite. Nous avions deux chambres. Dans l’une dormaient les parents, dans l’autre moi et Sioma, mon frère plus petit. Il mourut un peu plus tard du typhus. Nous avions aussi une petite entrĂ©e et une cuisine. C’était toute la maison. Un jour, l’après midi, l’officier d’état civil entra chez nous, le rĂ©gisseur du quartier comme l’appelaient mes parents. Il y avait avec lui, un homme, une femme et leurs deux enfants, une fille et un garçon Ă peu près de mon âge. Je me souviens bien de l’homme encore maintenant. Il Ă©tait grand et fort. Un bel homme. Il avait de grandes mains, aux doigts Ă©pais et carrĂ©s, et lorsqu’il me serra la main, cela me fit mal. Mais lui, il rit. « Avec de tels doigts, je peux tuer une personne » me dit-il une fois. En fait, il Ă©tait bon comme du pain chaud. » « Patience ! nous nous Ă©chapperons d’ici ! Personne n’est encore venu Ă bout de nous. » Je l’apprĂ©ciai sur le champ. C’était un homme enjouĂ©, confiant. Son rire sain Ă©tait un tonique pour tout le monde. Dès le premier instant oĂą je le connus, il me fit signe de l’œil, comme si nous Ă©tions de bons amis. - Eux, et il dĂ©signa les Ă©trangers qui l’accompagnaient, ils vont habiter chez vous, dit l’officier. « Comment cela chez nous ? oĂą les mettre ? » aurait voulu demander ma mère. « OĂą les coucher ? » mais elle n’osa pas. La peur l’arrĂŞta. Elle hocha seulement la tĂŞte. Elle pensait que les autoritĂ©s allaient nous laisser en paix. On les hĂ©bergea chez nous. Une famille de juifs de Roumanie qu’on avait amenĂ©e ici depuis un camp pour Ă©diter un journal en roumain. L’homme Ă©tait typographe de mĂ©tier, son Ă©pouse, une femme maigre et menue, ne se diffĂ©renciait pas trop de ses enfants. On la trouvait toujours lĂ oĂą Ă©tait son mari. Elle le suivait comme son ombre. On voyait dans son regard combien elle l’aimait. Je me rappelle combien je fus Ă©tonnĂ©e qu’une telle femme menue et maigre ait pu donner naissance Ă des jumeaux, le garçon et la fille qui les accompagnaient. « C’est bien qu’on ne les ait pas sĂ©parĂ©s » pensai-je alors en regardant cette famille. Ils Ă©taient heureux du simple fait d’être ensemble. Cela leur suffisait. - Cette famille avait Ă©tĂ© dĂ©portĂ©e de Roumanie dans le camp de Moghilev. C’est pourquoi ils considĂ©raient Odessa comme leur salut. Sofia s’arrĂŞta. Elle respira profondĂ©ment et retira ses lunettes. Sans ces verres Ă©pais, elle parut tout Ă coup plus jeune. Je n’ai plus jamais entendu parler d’eux après la guerre. Je ne crois pas qu’ils s’en soient sortis vivants. Je me liai d’amitiĂ© avec leur fille. C’était impossible autrement. Nous avions le mĂŞme âge. Pendant deux ans, nous dormĂ®mes sur le mĂŞme matelas. Nous faisions des projets, nous rĂŞvions du temps oĂą la paix reviendrait, nous nous racontions de petits secrets. Je me souviens d’une fois oĂą Mira (on l’appelait ainsi) alla Ă l’OpĂ©ra. C’était la première fois de sa vie, et elle m’en parla toute la nuit. Le frère de Mira, Nathan, mĂŞme s’ils Ă©taient jumeaux , me semblaient plus âgĂ©, plus mature. Peut-ĂŞtre aussi parce qu’il Ă©tait plus grand. Il travaillait au journal avec son père jusque tard dans la nuit. Je ne le rencontrais pour ainsi dire pas. L’annĂ©e 1944 Ă©tait arrivĂ©e, la guerre s’approchait de la fin. Mais plus la dĂ©faite de l’Allemagne Ă©tait proche et certaine, plus la haine des allemands grandissait. Ils rasaient et tuaient tout sur leur chemin. Je me souviens de cette nuit d’hiver comme si c’était maintenant. On parlait de pogrom, d’évacuations forcĂ©es, de transports dans les camps d’extermination. Maman et papa dĂ©cidèrent que nous irions nous cacher au village, chez nos parents. Le journal roumain cessa. Mira et ses parents dĂ©cidèrent de passer la frontière. Des milliers de gens Ă©vacuaient, cherchaient Ă s’échapper en ces jours dramatiques. Beaucoup fuirent dans les catacombes. Il y avait lĂ les partisans. Ces galeries furent construites dès l’époque des tsars, oĂą l’on extrayait des minerais, des pierres de construction, du sel. Elles servirent ensuite de refuge aux fugitifs et les personnes recherchĂ©es par la justice. Les allemands connaissaient l’existence des ces refuges, mais il ne s’aventurèrent jamais dans les entrailles de la terre. Mon frère Ă©tait malade, maman craignit qu’il ne mourĂ»t dans les catacombes Ă cause du froid. Mais, puisqu’il devait mourir, rien n’eĂ»t pu le sauver. Le typhus le terrassa. Nous restâmes donc cachĂ©s quelques jours, dans une cave, chez nos cousins au village. Nous revĂ®nmes ensuite Ă la maison. Je ne sais pas combien de temps s’était Ă©coulĂ© depuis notre arrivĂ©e, peut-ĂŞtre une heure, peut-ĂŞtre deux, quand, brusquement, nous entendĂ®mes des bruits dans le dĂ©barras. Il faisait noir comme dans un four. Papa prit la hache et sortit pour voir qui Ă©tait lĂ . Mais, dans le dĂ©barras, il tomba sur Nathan, le frère jumeau de Mira. Alors qu’ils tentaient de passer la frontière, nous raconta le garçon, une patrouille les repĂ©ra et tira. Lui, il Ă©tait parti devant, en reconnaissance, et les autres s’étaient cachĂ©s dans un bosquet Ă la lisière du chemin. Quand il reçut la balle, il s’évanouit. Il se rĂ©veilla sous un amas de cadavres. Il faisait nuit. Il avait croupi lĂ sans connaissance toute la journĂ©e. Il n’avait pas revu les siens. Personne de ceux qui avaient alors tentĂ© de passer la frontière ne s’était Ă©chappĂ© vivant . Il se traĂ®na vers le petit bosquet Ă proximitĂ©, mais il tomba dans un trou et, de douleur, il perdit Ă nouveau connaissance. En fait, il tomba dans une galerie, de celles creusĂ©es dans la colline d’Odessa. Son pied gangrena et il dĂ©cida donc d’essayer de revenir Ă la maison, chez nous, la seule adresse qu’il connaissait. Sa chance fut que nous Ă©tions rentrĂ©s cette nuit-lĂ . Sinon, il n’en serait pas sorti vivant. Sofia se tut. Peut-ĂŞtre fatiguĂ©e, peut-ĂŞtre accablĂ©e par le poids des souvenirs. Elle continua ensuite Ă voix basse. - Depuis un an, je suis veuve. Je me suis mariĂ©e avec Nathan juste après la guerre. Il est mort l’étĂ© dernier. Cela a fait un an le 5 aoĂ»t. Je tressaillis et je sentis mon cĹ“ur se serrer. Le 5 aoĂ»t, le jour oĂą maman est morte. - Cependant je ne comprends pas, dis-je en interrompant le silence. Comment se fait-il que Nathan n’ait pas essayĂ© d’apprendre si sa famille s’était perdue rĂ©ellement Ă ce moment-lĂ près de la frontière. Nathan est restĂ© longtemps gravement malade. Il a Ă©tĂ© amputĂ© d’une jambe, ensuite, il a contractĂ© le typhus et sa vue a diminuĂ©. Il pensait qu’ils Ă©taient morts avec tous les autres. Peut-ĂŞtre avait-il peur d’apprendre la vĂ©ritĂ©. Mais, peut-ĂŞtre, s’il s’était imaginĂ© qu’ils vivaient, n’a t-il pas voulu qu’ils sachent qu’il Ă©tait invalide et presque aveugle. Il n’en a jamais parlĂ©, mais après que Lisa, notre fille, soit entrĂ©e Ă l’Institut, et ensuite admise comme ballerine au Kirov, nous avons craint d’exhumer le passĂ©. Des parents Ă l’étranger, une origine malsaine… nous ne pouvions risquer son avenir. C’est la meilleure Giselle qui soit au monde. J’approuvai. - Bien sĂ»r, c’est la meilleure, et la plus jolie. - Elle me ressemble un peu, lorsque j’étais jeune, fit remarquer Sofia. - Vous vous ressemblez tout Ă fait. Comme deux gouttes d’eau. Son visage s’éclaira en mĂŞme temps que le sourire de la photographie apparut au coin des lèvres. - Toi, tu me rappelles Nathan. Les mĂŞmes cheveux ondulĂ©s, rebelles. Et le sourire…. Exactement son sourire. - Au revoir, lui dis-je. Nous nous reverrons, cela ne fait aucun doute. Odessa est belle… exactement comme le racontait maman. - Au printemps, Odessa est la ville des acacias. - …et Ă©galement la ville des souvenirs, ajoutai-je doucement. (Traduction et version française : Clava Ghirca, Nicole Pottier.)
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