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- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 2006-05-26 | [This text should be read in francais] | Submited by Nicole Pottier
Le soir tombait. La lumière baissait d’une minute à l’autre, et rien ne contenait plus la pluie. On distinguait avec difficulté les arbres en face de la fenêtre. Le beffroi, habillé de vignes vierges et de rosiers grimpants durant tout l’été, ressemblait maintenant à un squelette déprimant. L’horloge indiquait quatre heures de l’après-midi. Vova s’arrêta devant les vantaux supérieurs de la fenêtre. Les gouttes de pluie glissaient le long de la surface de la vitre, formant de petits ruisseaux qui éclataient en cadence sur le bord en aluminium dans une explosion de petits cristaux. La pluie gagnait ainsi en mélodie, acquérait du rythme, prédisposant à la rêverie.
Il se sentait bien. Enfin, au bout de tant de temps, une bonne journĂ©e. Tellement bonne, qu’il quitta le lit et s’habilla sans aucune aide. Soudain, derrière les arbres, il eut l’impression de distinguer une ombre. Quelque chose jaillit des touffes de bougainvillĂ©s, disparaissant dans le brouillard, tout aussi brusquement qu’il Ă©tait apparu. « Un chat » , tressaillit Vova, tout en sentant un frisson secouer son corps affaibli par la maladie. Un chat noir ! Cette pensĂ©e le frappa, comme un coup sur la fontanelle. Il commença Ă arpenter nerveusement la pièce d’un bout Ă l’autre, accablĂ© par de noirs pressentiments. « Je suis complètement fou, si je me mets Ă croire Ă une malĂ©diction », se dit-il Ă voix haute. Il tourna le dos Ă la vitre et, appuyant fermement sur le bouton de l’interrupteur, il alluma le candĂ©labre. AussitĂ´t, une lumière vive enveloppa le salon, redonnant vie aux fauteuils fleuris, Ă la vitrine en bois prĂ©cieux sculptĂ© et Ă toutes les statuettes en Ă©bène, en ivoire, en verre de Murano ou en argent, vĂ©ritables Ĺ“uvres d’art, rapportĂ©es de ses innombrables voyages. Il se pencha vers la rangĂ©e de disques et commença Ă chercher dans la multitude. Ses doigts habiles couraient de l’un Ă l’autre jusqu’à ce qu’ils s’arrĂŞtassent sans hĂ©siter : Evgheni Oneghin, son opĂ©ra prĂ©fĂ©rĂ©. Vova s’affaissa dans le fauteuil, les yeux clos, en mĂŞme temps que la musique remplissait la pièce. Il Ă©couta un temps, sans bouger, presque sans respirer. Tout d’un coup, il se leva comme s’il venait de se rappeler quelque chose de très important, il ouvrit le tiroir du secrĂ©taire plein Ă ras bord. Parmi les papiers bien ordonnĂ©s, il choisit un dossier mince, fermĂ© par un cordon, et l’éleva en direction de la lumière. Des lettres d’imprimerie Ă l’encre noire se lisaient aisĂ©ment : « TESTAMENT ». Avec un lĂ©ger sourire aux coins des lèvres, il commença Ă lire : «Le prĂ©sent acte atteste que toute la fortune monĂ©taire, ainsi que la maison comprenant tous les biens et son mobilier, seront hĂ©ritĂ©s par Madame Sima Elcaslasi, unique bĂ©nĂ©ficiaire après ma mort.» Suivaient la signature, la date, et bien Ă©videmment le bureau des avocats oĂą se trouvait la copie du testament. Ceci est probablement la seule bonne Ĺ“uvre avec laquelle je me prĂ©senterai au Jugement Dernier. Sima pourra plaider en ma faveur devant « LUI », ricana Vova, cynique. « C’est une brave fille. Elle a endurĂ© tant de misère, tant de chagrin. Cela lui convient, sans aucun doute. Elle le mĂ©rite bien plus que quelqu’un d’autre, et surtout, elle pourra Ă©lever sa fille dans un monde diffĂ©rent de celui oĂą elle a vĂ©cu elle-mĂŞme. » Il se sentait noble et gĂ©nĂ©reux, fier de lui-mĂŞme. « Que dira Sima quand elle l’apprendra ? Comment rĂ©agira t-elle ? » Il la voyait en imagination, sidĂ©rĂ©e, sans pouvoir y croire, parce qu’ensuite….elle se mettra Ă pousser des cris, ou peut-ĂŞtre Ă pleurer, ou peut-ĂŞtre les deux Ă la fois, en se frottant le lobe de l’oreille, comme elle faisait chaque fois qu’elle Ă©tait Ă©mue. L’aria d’Oneghin distilla ses derniers accords. Vova se dirigea vers la fenĂŞtre dans l’intention de l’ouvrir. A nouveau, il lui sembla que l’ombre noire se faufilait parmi les arbres. Des gouttes de sueur perlèrent sur son front. Sa tranquillitĂ© d’esprit vola en Ă©clats et son imagination le projeta brutalement en arrière dans le temps, dans la petite cabane de terre et de roseaux de l’indien, la ferme tout près du Lac Bleu, le Titicaca, oĂą poussait l’herbe si apprĂ©ciĂ©e, rapportant des millions, l’herbe des stupĂ©fiants. Dans la chambre si calme, il lui semblait presque Ă©trange de se rappeler aussi prĂ©cisĂ©ment, après bien des annĂ©es, chaque dĂ©tail, bien qu’il eĂ»t fait tout son possible pour effacer cette histoire de sa mĂ©moire. * C’était une journĂ©e d’hiver israĂ©lien, comme il n’en avait jamais vĂ©cue dans les contrĂ©es russes. Le soleil chauffait gĂ©nĂ©reusement, les fleurs printanières sortaient la tĂŞte parmi les herbes sèches, comme si elles s’étaient trompĂ©es de saison. Leur homme de liaison en Bolivie Ă©tait malade. Garin, le chef, l’appela alors au tĂ©lĂ©phone. - J’ai besoin de toi, Vova. Quelqu’un doit prendre les sacs d’herbe et les transporter dans la jungle. Douze sacs pour le raffinage sont en attente dans la maison de l’indien. Je ne t’aurais pas dĂ©rangĂ©, mais c’est une question de confiance. Juste pour cette fois, je te donne ma parole. Je sais que je peux compter sur toi. C’était la première fois qu’il partait en Bolivie. Il n’était jamais allĂ© dans ces endroits, il ne connaissait pas l’indien. D’habitude, on lui Ă©pargnait les voyages longs et fatigants. Garin le protĂ©geait depuis l’histoire en ThaĂŻlande. Ou peut-ĂŞtre ne faisait-il que compatir ? Oui, c’est cela, il compatissait. Au fond, cela aurait pu arriver Ă n’importe lequel d’entre eux, peut-ĂŞtre mĂŞme Ă Garin… mais c’était arrivĂ© Ă Vova. NĂ©anmoins, pour atteindre la Bolivie, Ă sa connaissance, il lui fallait tout d’abord faire escale Ă Bangkok, car c’est ainsi que fonctionnait le circuit. Et malgrĂ© tous ses sens, Vova revint Ă l’épisode qui l’avait marquĂ© pour le reste de ses jours. Seigneur ! si seulement, il n’était jamais allĂ© lĂ -bas ! Mais… s’il n’était pas allĂ© Ă Bangkok, il ne serait pas allĂ© en Bolivie, tout comme, ce n’aurait pas Ă©tĂ© Garin…peut-ĂŞtre….Il rit, un rire sinistre, qui gargouilla dans sa gorge sèche et malade. Les pensĂ©es, telle une horde de chevaux sauvages se ruèrent pĂŞle-mĂŞle sur lui. Il Ă©tait encore ole hadaş (*nouvel arrivĂ©) en IsraĂ«l quand il rencontra Garin. Ils se connaissaient dĂ©jĂ d’Odessa. D’ailleurs, lĂ -bas Ă©galement on craignait et on respectait Garin. Il faisait du commerce, il vendait et achetait aux marins. Il Ă©tait mĂŞlĂ© Ă tout ce qui sentait le profit, les poches toujours pleines de roubles. Il s’entendait bien avec la police Ă©galement. Personne n’osait toucher Ă lui. Pour Vova, enfant des rues, Garin Ă©tait une vĂ©ritable personnalitĂ©. Il se battait avec les autres enfants pour lui rendre de petits services. Garin payait bien. Plus tard, en le rencontrant en IsraĂ«l, il fut heureux de la proposition de Garin de travailler pour lui. Celui-ci ne lui cacha pas les dangers, il fut correct et prĂ©venant comme un père. De fait, une vĂ©ritable chance ! Au sortir de la rue, et qui plus est, dans une pĂ©riode difficile. « Il y aura de l’argent, Vova ! Beaucoup d’argent. C’est dangereux, mais on fait attention. Ne t’en fais pas. Qui ne risque rien ne gagne rien. Et Vova se risqua. Il entra dans l’affaire et, exactement comme Garin le lui avait prĂ©dit, les billets verts commencèrent Ă pleuvoir. Il lui revint en mĂ©moire l’image du fonctionnaire de l’aĂ©roport, avec sa chemise dĂ©boutonnĂ©e, mouillĂ©e par la sueur dans le dos. « Ce sera difficile au dĂ©but », avait-il averti Vova. Le lendemain, au Sohnut (*Institution offrant de l’aide aux nouveaux arrivants), un autre fonctionnaire, comme Ă l’aĂ©roport, dit d’une voix professionnelle : Personne ne vous cachera que le dĂ©but est difficile. Messieurs, apprenez le mot savlanut (* patience) et rĂ©pĂ©tez–le encore et encore une fois, et de plus en plus souvent ensuite, si vous souhaitez rĂ©ussir en IsraĂ«l. Comme dit le dicton : « Avec de la patience, tu franchiras les mers ». Au bout du compte, vous vous dĂ©brouillerez. Tous se dĂ©brouillent. » Vova l’avait alors remerciĂ© en pensĂ©e pour l’encouragement. Mais, tandis que chaque famille arrivĂ©e en mĂŞme temps que lui se cherchait un chemin dans le nouveau pays, la chance l’avait fait tomber sur Garin dans la rue. Un jour, leurs chemins s’étaient croisĂ©s. Il ignorait qu’il se trouvait en IsraĂ«l. Garin lui avait offert le paradis. Le paradis vert. C’est vrai qu’il avait entendu parler de la mafia russe, mais il n’imaginait pas que Garin en faisait justement partie et que lui-mĂŞme serait bientĂ´t un maillon important de cette chaĂ®ne. A partir de ce moment-lĂ , tout commença Ă s’arranger. C’était merveilleux, bien trop pour que cela durât. Il se rappela Ă ce moment-lĂ qu’il avait toujours craint, Ă l’époque, que cela se terminât un jour. « Les gars, on part pour Bangkok ! En vacances ! » Garin le regardait en souriant. Tous se mirent alors Ă crier comme des fous. Ils jetèrent en l’air leurs chapeaux, leurs mouchoirs, chacun ce qu’il tenait entre ses mains. Vova jeta son paquet de mandarines vers le haut, et elles roulèrent toutes autour de lui, pluie de ballons jaunes. La ville, avec ses pagodes inoubliables apparut devant ses yeux. Il n’avait jamais pensĂ© que la mer pouvait ĂŞtre si bleue, le ciel si haut, les filles si belles, l’air si parfumĂ©. La marchandise se vendit bien mieux qu’on ne l’escomptait. Son compte en banque contenait bien plus de zĂ©ros qu’il n’aurait jamais imaginĂ© mĂŞme dans ses rĂŞves les plus extravagants. Il Ă©tait ivre. Ivre de joie, d’alcool, de stupĂ©fiants. Qu’importe ! A Pataia, la mer reluisait tel un immense saphir. La superbe plage thaĂŻlandaise ressemblait Ă un plateau en argent sous les rayons de lune, et elle…. Elle, une dĂ©esse aux yeux Ă©tirĂ©s, une VĂ©nus thaĂŻlandaise sortie de l’écume de la mer, pour lui. Quelle chance eut-il alors ? Durant longtemps, il se figura que ce furent les vacances les plus formidables de sa vie. Durant longtemps, il en revĂ©cut la saveur, en goĂ»ta la douceur, en fit revenir le souvenir dans son esprit. Encore et encore. Ensuite… Au dĂ©but, ce ne furent que des maux de tĂŞte. S’ensuivirent des vertiges, des refroidissements, auxquels il n’échappait plus, des nausĂ©es après des festins oĂą jusqu’alors, personne ne le devançait. SIDA, avaient dit les analyses, sans droit d’appel, sans hĂ©sitation, sans mĂ©nagement. Il eut tout d’abord peur de la mort. Avec le temps, il s’habitua. De toutes façons, il n’y avait plus rien Ă faire. Vivre ce qui lui Ă©tait donnĂ©, autant qu’il le pouvait, sans conscience, sans comptes Ă rendre. Et c’est ce qu’il essaya. Cinq annĂ©es passèrent rapidement. Des traitements, des pĂ©riodes plus ou moins bonnes. Dans la Mafia, il s’occupait maintenant de petites besognes. Garin le protĂ©geait. - Juste pour cette fois, Vova ! J’ai besoin de ton aide. Juste cette fois-ci. Fais une escale quelque part, en Europe, si la route jusqu’à La Paz te semble longue ou trop difficile. Tu vas chez l’indien, tu prends les sacs, douze, ils sont dĂ©jĂ prĂ©parĂ©s. De nuit, Ă dos de mulets, tu les transportes dans la jungle au laboratoire, et c’est fini. Tu reviens Ă la maison ! Après cela, plus rien ne t’intĂ©ressera. Et c’est sĂ»r. Il n’y a aucun danger. Qu’en dis-tu ? Tu penses ĂŞtre en Ă©tat de le faire ? - C’est tout ce que tu as Ă me dire ? s’est emportĂ© Vova. Tu me prends pour une fillette ? Ou bien tu as peur que je fonde telle une bougie de cire ? Je me sens mieux que jamais. Je peux partir Ă n’importe quel moment oĂą tu le voudras, du moment que tout est arrangĂ©. L’indien l’attendait. Dans la cabane obscure, les sacs attachĂ©s par des ficelles Ă©taient alignĂ©s contre le mur. Quelques indigènes fumaient en silence. Ils chargèrent la marchandise sur les mulets et ils se dispersèrent ensuite. Un seul resta, adossĂ© au mur du bas, attachant ses sandales, une sorte de sandales faites de roseaux, pour rĂ©sister durant les longues marches. C’est lui qui devait les conduire. - Les sentiers sont dissimulĂ©s et dangereux, dit l’indien. Il sera ton guide dans la jungle. Et il dĂ©signa de la main l’homme appuyĂ© contre le mur. Il est habile, il connaĂ®t le chemin, nĂ©anmoins il faudra faire attention. La police du PĂ©rou nous fait des ennuis Ă la frontière. Le lac Titicaca est tout près, ils arrivent en barques quand personne ne s’y attend. Ils partirent de nuit. Le ciel Ă©tait nuageux et un vent froid soufflait. Cela semblait incroyable qu’à une telle altitude, la terre fĂ»t entièrement recouverte par de l’herbe verte. Chez lui en Russie, Ă partir de trois mille mètres, les montagnes devenait sauvage, nues, menaçantes. Ici, en Bolivie, Ă quatre mille mètres, poussaient le maĂŻs, les pommes de terre, et leurs dollars poussaient dans les laboratoires de raffinage. De l’or pur. L’obscuritĂ© Ă©tait impĂ©nĂ©trable. Les mulets marchaient avec prĂ©caution, ainsi que les hommes. Le chemin Ă©tait ardu, plus rude qu’il ne s’y attendait. La sueur ruisselait sur son front, mouillait sa chemise. Il aurait voulu s’arrĂŞter un peu, mais le guide se dĂ©pĂŞchait. Il voulait se voir arrivĂ© une fois pour toutes. La jungle diffusait des miasmes empoisonnants et il Ă©tait difficile de respirer. Maintenant, il se maudissait en pensĂ©e d’avoir acceptĂ©. C’était une mission au-dessus ses forces. Soudain le convoi s’arrĂŞta. Un mulet glissa, heurta un rocher et dĂ©gringola avec tous les sacs sur le dos. Il poussa un hennissement aigu, qui lui donna l’impression qu’on l’entendait au-delĂ de la montagne. Il l’abattit, priant pour que personne n’eĂ»t entendu le coup de feu. « Une vĂ©ritable guigne », pensa Vova. De noires pensĂ©es. Ils se mirent ensuite Ă charger les sacs sur le dos des mulets restants, mais la tâche Ă©tait au-dessus de ses forces. Un sac lui Ă©chappa des mains, se dĂ©fit, et la prĂ©cieuse herbe se rĂ©pandit Ă ses pieds. La moitiĂ© de la quantitĂ© Ă©tait pourrie. Sans plus attendre, il contrĂ´la Ă©galement les autres sacs. Une furie aveugle lui assombrit l’esprit. Ce maudit indien avait voulu le tromper, il croyait pouvoir se moquer de lui, parce qu’il Ă©tait jeune, sans expĂ©rience, parce qu’il Ă©tait nouveau dans ce pays. Il fit le chemin du retour la nuit mĂŞme. Il apparut Ă la porte de l’indien Ă l’improviste et le tira hors de sa cabane. Il se sentait malade Ă en mourir, le coeur empli de haine. La fièvre obscurcissait son raisonnement. Une petite balle, rien qu’une seule petite balle, lui apaisa les nerfs, châtia la tromperie. A ce moment, un hurlement fendit la nuit et un animal sauvage lui sauta sur la poitrine depuis les tĂ©nèbres de la cabane, le griffant et lui crachant dessus tel un chat sauvage. « Un fauve » pensa t-il, puis il comprit. C’était la fille de l’indien. Vova leva le revolver Ă hauteur de la tĂŞte de celle-ci. Au dernier moment, il se ravisa. Il l’entraĂ®na dans la cabane, sur le lit Ă©troit, recouvert d’une couverture colorĂ©e, tissĂ©e Ă la main et revĂŞche comme une brosse. Devant ses yeux, tout Ă©tait noir, la nuit Ă©tait noire, et le visage de la fillette de quatorze ans Ă©tait tout aussi noir. Le lit gĂ©missait, encore maintenant il pouvait entendre le grincement dans ses oreilles, mais elle restait immobile, presque sans vie. Avec un ricanement dĂ©moniaque, il lui dit: - Je t’ai tuĂ©e. A partir de maintenant, tu es comme morte. Tu portes en toi ma semence meurtrière. Peu lui importait qu’elle comprĂ®t la langue. Maintenant qu’il s’était vengĂ©, il sentait son corps Ă©puisĂ©, sa tĂŞte vide de toute pensĂ©e. D’une voix menue, Ă©corchant l’anglais, la fille lui cria en le regardant avec des yeux brillants et en dĂ©signant sa poitrine de son doigt fin : - Toi mort ! Catote tuera toi ! Chat noir ! Il apprit plus tard qu’en espagnol, le chat se dit cato, et que c’était aussi le nom de la fille de l’indien, Catote. - Que j’aie peur d’un chat ? quelle blague ! se dit-il en essayant de se calmer, mais quelque part, dans son cĹ“ur, s’était nichĂ©e la peur. Instinctivement, il Ă©vitait les chats toutes les fois qu’il en rencontrait sur son chemin. Avec le temps, il oublia. Puis, cela n’eut plus d’importance. La maladie suivait son cours et elle Ă©tait impitoyable. * La station d’autobus Ă©tait dĂ©serte. « Quel fou irait attendre l’autobus Ă cette heure-ci et surtout par un temps pareil ? se dit Sima en laissant son sac Ă main sur le banc mouillĂ© pour regarder sa montre. Son horaire finissait Ă onze heures prĂ©cises, et elle ne pouvait jamais partir plus tĂ´t. Son patron ne l’aurait pas acceptĂ©, ne serait-ce qu’une minute. Elle avait la chance que l’autobus n’arrivait jamais plus tĂ´t. La firme en nĂ©on sur la façade du bar oĂą elle travaillait changeait alternativement de couleur, si bien que la pluie se transformait en un rideau luisant, parfois rouge, parfois bleu. Tout Ă coup, la femme tressaillit, apeurĂ©e. D’une clĂ´ture toute proche ou peut-ĂŞtre d’une toiture, un grand chat noir aux yeux phosphorescents tels deux phares, atterrit directement dans ses bras. - C’est la pluie qui t’a fait peur ou tu attends, comme moi, l’autobus ? lui parla Sima, heureuse de la compagnie. Le chat colla sa tĂŞte contre sa main, en minaudant, tandis que Sima le caressait avec douceur. Finalement, l’autobus apparut dans le brouillard. La femme laissa le chat sur le banc et monta avec prĂ©caution, Ă©vitant les flaques qui s’amoncelaient sur le trottoir cassĂ©. Le ronronnement rĂ©gulier du moteur, la chaleur dans l’autobus après le froid du dehors, lui donnaient une lĂ©gère sensation de torpeur . Sima Ă©tait orpheline. Elle ignorait qui avaient Ă©tĂ© ses parents, s’ils Ă©taient morts, ou l’avaient abandonnĂ©e. Elle avait grandi Ă l’orphelinat. De temps en temps, certains ou d’autres y venaient en visite, en quĂŞte d’enfants beaux, sages, Ă©veillĂ©s, et surtout blonds. Elle n’avait jamais fait partie de ceux qui Ă©taient choisis. Lorsqu’elle grandit, commença son Ă©ducation d’enfant des rues, dans la banlieue de Tel-Aviv. LĂ , tous s’occupaient avec de menus larcins, vagabondage, vol, en un mot, de tout. Personne n’avait assez d’argent pour s’offrir une montre, un mouchoir en soie, une pâtisserie, ni mĂŞme un paquet de cigarettes Ă©trangères. Elle volait, elle aussi, bien plus pour se faire admettre dans leur sociĂ©tĂ© que par conviction. Elle craignait les policiers. « Je n’ai jamais Ă©tĂ© une vraie voleuse » pensa Sima, en dĂ©roulant le fil de ses souvenirs, dans la tranquillitĂ© de l’autobus. J’ai plutĂ´t eu la guigne. «Şukul» (*le souk) et la foule haineuse lui revinrent en mĂ©moire. Dans sa tĂŞte, rĂ©sonnèrent Ă nouveau les cris hystĂ©riques de cette grosse femme sentant le parfum bon marchĂ©, comme si elle avait versĂ© toute la bouteille d’eau de Cologne sur elle. « Attrapez la voleuse ! attrapez la voleuse ! Police, appelez la police ! ». Sima se figea avec le sac de la femme dans sa main. En fait, elle l’avait juste ramassĂ© pour le lui rendre, après l’avoir vu glisser de son Ă©paule. Mais Ă qui aurait-elle pu l’expliquer ? Le policier l’avait tirĂ©e de l’endroit oĂą elle restait figĂ©e et, en un instant, sa main avait Ă©crabouillĂ© son nez, l’ensanglantant. Sima tâta sa joue, sans le vouloir, soupirant amèrement Ă ce souvenir. De l’orphelinat, elle changea alors pour la maison de correction. Quand elle fut libĂ©rĂ©e, elle Ă©tait pleinement prĂ©parĂ©e pour la vie. Elle dĂ©gringola dans la misère, s’y enfonça jusqu’au cou. Un espoir tĂ©nu, comme la flamme d’une allumette, dont elle ne savait pas elle mĂŞme d’oĂą il lui venait, la maintenait Ă la surface . « Qu’une fois, il m’arrive quelque chose de merveilleux. » se disait-elle dans les moments de dĂ©sespoir. Elle connut alors George, « Jojo », comme on l’appelait dans la rue. Elle avait quinze ans et tomba amoureuse de lui, le roi du quartier. « L’autruche rouge ». Le nom lui venait d’un oiseau, une autruche en bois peint, fixĂ© par des clous au seul arbre du quartier. « çà c’est notre coin de vie Ă nous », disaient les habitants de l’impasse, par dĂ©rision. Jojo Ă©tait grand, fort, il avait les yeux noirs, brillants et une crinière de cheveux bouclĂ©s, qui le faisait ressembler Ă un jeune lion. Quand il la demanda en mariage, Sima pensa que le miracle s’accomplissait. « Je suis Ă lui ! », et Sima se souvint combien elle avait Ă©tĂ© naĂŻve le jour de ses noces. « Il me protĂ©gera contre tous les ennuis. Je suis Ă lui. » Mais hĂ©las ! Comme elle se trompait terriblement. A vrai dire, elle Ă©tait Ă lui, mais aussi Ă beaucoup d’autres qui payaient bien pour les charmes de la femme-enfant. L’autobus avançait maintenant rapidement. Les trous et les ruelles de la banlieue Ă©taient restĂ©s en arrière. Ils passaient dans des quartiers propres, aux maisons avec des jardins. Les gouttes de pluie coulaient sur la vitre, en formant de longues traces sinueuses. De ce fait, dans son esprit, les souvenirs se dessinaient de plus en plus clairement. C’était encore par un jour pluvieux. Ses bottes usĂ©es glissaient dans l’argile noire. Devant la maison, les policiers l’attendaient Ă la porte. - Je n’ai rien fait, cria t-elle en les voyant. - Calmez-vous, madame, nous ne sommes pas venus pour cela, lui rĂ©pondit l’un d’entre eux. Votre mari a Ă©tĂ© victime d’un accident. Il a Ă©tĂ© tuĂ© dans une bagarre. On a tiré… il est mort sur le coup, ajouta rapidement l’homme en uniforme, essayant d’adoucir ainsi la malheureuse nouvelle . Sima rentra chez elle. Elle dĂ©fit sa veste mouillĂ©e par la pluie et, d’un seul coup, se mit Ă pleurer. D’abord doucement, puis plus fort, et encore plus fort, jusqu’à ce que les sanglots l’étouffèrent. « Pourquoi est-ce que je pleure ? » se demandait-elle entre les hoquets. « Par pitiĂ© pour lui ou par pitiĂ© pour moi ? » Il la battait, il Ă©tait mĂ©chant, il l’avait rabaissĂ©e plus bas qu’elle ne l’aurait jamais imaginĂ©, mais il Ă©tait son mari. Autrefois, au dĂ©but, elle l’avait aimĂ© avec toute la candeur de ses quinze ans. Jojo n’est plus ! Et elle essuya son nez et commença Ă penser aux choses pratiques. Elle fut engagĂ©e pour travailler dans un bar. Le mĂŞme bar oĂą son mari restait pendant des siècles. A ce que l’on disait, le patron l’avait embauchĂ©e par pitiĂ©, pour qu’elle eĂ»t un morceau de pain. Elle travaillait du matin au soir. Ivrognes, droguĂ©s, voleurs, c’étaient lĂ ses clients. Mais que pouvait-elle faire ? C’était mieux de les servir que de coucher avec. Et puis, elle devait Ă©lever sa petite fille. Madame Rose, la femme qui s’en occupait, lui demandait toujours plus d’argent Ă chaque fois. Elle le mĂ©ritait ! Sa petite fille Ă©tait si jeune, si douce et si innocente, comment aurait-elle pu l’amener dans la boue oĂą elle baignait ? Rina devait ĂŞtre Ă©levĂ©e autrement et sans mĂŞme soupçonner qui Ă©tait sa vraie mère. Tante Sima. C’est cela, oui ! Une fois par semaine, tante Sima allait la voir, lui apportant des jouets, des bonbons, du chocolat. - Tante Sima ! Comme c’est bien que tu sois venue, se rĂ©jouissait l’enfant. Maman Rose, ma tante est venue me voir, la petite courait annoncer la nouvelle en secouant ses boucles noires comme de l’ébène. « Seigneur ! Pourrai-je jamais lui dire qui est sa mère ? » se demandait Sima en sentant les larmes s’étrangler dans sa gorge. C’était pendant les heures de l’après-midi avec un hamsin (* vent brĂ»lant du dĂ©sert) terrible. Le ciel Ă©tait jaune-gris, le soleil diffusait une lumière malade. On avait l’impression de respirer du sable, de mâcher du sable. L’air conditionnĂ© ne parvenait mĂŞme pas Ă tempĂ©rer l’atmosphère brĂ»lante du bar. Sima Ă©tait Ă©tourdie. Deux clients et une foule de mouches troublaient son calme. Les chiens restaient allongĂ©s sous l’auvent, les chats, tapis dans les poubelles. Toutes les crĂ©atures essayaient d’échapper Ă cette chaleur Ă©touffante. C’est alors qu’entra Vova dans le bar, et le silence se fit brusquement. Grand et beau, avec de longs cheveux blonds laissĂ©s libres sur les Ă©paules et des yeux bleus comme un ciel de printemps, il parut Ă Sima tel un prince merveilleux, comme ceux qui Ă©taient dessinĂ©s dans les livres de contes, Ă l’orphelinat. Et justement, Vova Ă©tait un prince ! Un des princes de la mafia russe, suffisamment connu pour que son nom circulât de bouche en bouche. C’est alors que se produisit le miracle qu’attendait Sima. Vova avait besoin de quelqu’un pour le soigner. Pas d’une Ă©pouse, mais seulement d’une maĂ®tresse de maison. Qui lave, nettoie, fasse Ă manger. Il pourrait peut-ĂŞtre engager Sima pour ce travail ? Il s’adressa directement Ă la fille depuis le bar. En Ă©change, elle serait logĂ©e, nourrie et habillĂ©e. Peu d’argent, pour qu’il ne lui vĂ®nt pas Ă l’idĂ©e de s’en aller. - Je peux ! rĂ©pondit Sima. Et c’est ainsi qu’elle commença une nouvelle vie. Au dĂ©but, elle pensa qu’elle devrait payer ce bonheur avec son corps, mais Vova ne lui demanda rien. Plus tard, elle apprit qu’il Ă©tait malade. Les gens le craignaient. Par contre, Vova n’avait pas peur. Finalement, elle Ă©tait bien. La maison Ă©tait grande, jolie, remplie de mobilier prĂ©cieux et de choses qu’elle n’avait jamais vues. Son cĹ“ur battait toutes les fois oĂą elle Ă©poussetait les merveilles des vitrines. Le jardin possĂ©dait de l’herbe et de vrais arbres . Elle continua Ă travailler. Elle devait payer Rose. Mais Ă prĂ©sent, elle se sentait bien mieux, bien plus tranquille, mĂŞme si parfois elle travaillait encore jusqu’à l’aube. A l’arrĂŞt près de l’école, Sima descendit. Elle ouvrit le parapluie et, surprise, elle aperçut le chat. - Comment es-tu arrivĂ© jusqu’ici, s’étonna t-elle, tu n’es tout de mĂŞme pas venu avec l’autobus ? Quand elle entra dans la maison, le chat se faufila lui aussi par la porte ouverte. Tout d’abord, elle voulut le chasser, mais se ravisa immĂ©diatement. Dehors, la pluie glaciale continuait. « Attends, petit chat », lui dit-elle, exactement comme on parle Ă un enfant, « reste sagement dans la cuisine, car j’ignore si Vova aime les chats ». Un bruit se fit entendre, en provenance du salon. « Cela signifie que Vova est sorti de son lit et qu’il se sent mieux » en dĂ©duisit-elle, heureuse. « Le cocktail d’antibiotiques prescrit par le docteur lui fait de l’effet .» - Sima, c’est toi ? - Eh, qui veux-tu que ce soit Ă une telle heure ? lui rĂ©pondit-elle, contente de l’entendre, enfin, marcher dans la maison. Que penses-tu si nous prenons le thĂ© dans la cuisine aujourd’hui ? Cela me convient mieux. - D’accord ! Comme tu veux. La fièvre a finalement baissĂ©, lui annonça t-il, de bonne humeur, en encadrant sa haute taille dans la porte de la cuisine. A ce moment-lĂ , le chat lui sauta Ă la gorge, tel un tigre, le renversant presque. Il crachait et miaulait, enragĂ©, arrachant des fils du pullover de Vova, essayant de transpercer la grosse laine de ses griffes aiguisĂ©es. Vova se mit Ă hurler. Il empoigna le chat de toutes ses forces et le jeta sur le plancher comme on jetterait une vipère. Pour la première fois, il frappa Sima. Ses yeux brillaient comme des Ă©tincelles - Jette ce fauve dehors, et ferme toutes les fenĂŞtres Ă clĂ©, cria t-il Ă©pouvantĂ©. Il Ă©tait blanc et trempĂ© par la transpiration, Ă©puisĂ© par l’effort. De ses dernières forces, il se traĂ®na jusqu’au lit. Sima ne l’aida pas. Tapie dans un coin de la cuisine, elle essayait de comprendre ce qui avait pu provoquer une pareille rĂ©action voisine de la folie, et surtout ses paroles sans aucun sens. - Catote ! le chat est venu accomplir la malĂ©diction ! « Vova dĂ©lire !», se dit la femme, et de fait, elle n’était pas loin de la vĂ©ritĂ©. La fièvre monta de manière alarmante, ses lèvres Ă©taient livides. MalgrĂ© son dĂ©sir de le punir, Sima lui apporta ses mĂ©dicaments, le recouvrit avec l’édredon, lui essuya le front oĂą perlaient de grosses gouttes de sueur froide. Au bout d’un certain temps, Vova se calma. Le calmant avait fait son effet. - J’ai Ă©tĂ© fou, sourit-il, mais maintenant, cela va mieux. Je veux que tu me pardonnes. Je t’en prie ! Moi-mĂŞme, je ne comprends pas ce qui m’a pris. Va te coucher, tu dois ĂŞtre morte de fatigue. Mais Sima resta près de son lit pour le veiller. L’aube parut baignant la chambre dans une lumière grise lorsque Sima se rĂ©veilla. Elle avait dormi lĂ , recroquevillĂ©e sur la chaise, près du lit de Vova. Lui, il dormait, le visage tournĂ© vers la fenĂŞtre. - Je vais faire le cafĂ©, dĂ©cida Sima, marchant sur la pointe des pieds. Elle ouvrit le gaz et lorsque la cafetière commença Ă fredonner, elle entra dans la chambre pour lui demander s’il en voulait Ă©galement. Vova continuait de dormir immobile. Elle se pencha sur la tĂŞte de celui-ci perdue dans l’oreiller et, dans la seconde qui suivit, elle porta ses mains Ă ses lèvres, essayant d’étouffer un cri d’horreur. Ses yeux grand ouverts et sans vie Ă©taient rivĂ©s sur un point fixe au-delĂ de la fenĂŞtre. Dehors, sur l’extrĂŞme rebord, le chat semblait le clouer du regard. Les fentes jaune-vert de ses yeux ressemblaient Ă deux lames de couteau. (Traduction et version française : Clava Ghirca, Nicole Pottier.)
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